[Critique dévoilant l’intrigue du film]
1327. Une abbaye dans le Nord de l’Italie.

Il fait froid et brumeux, il vente. Dans un climat incertain, le XIVe siècle est déjà inquiétant, agité par la querelle entre le Pape avignonnais Jean XXII et l’Empereur Louis IV de Bavière, ainsi que les critiques franciscaines virulentes contre la richesse du clergé séculier. Le Christ possédait-il la robe qui le vêtait ? Et pourtant ce XIVe siècle n’a pas encore souffert la peste noire qui décimera l’Europe quelques années plus tard, ni la Guerre de Cent ans, ni le Grand Schisme d’Occident…

Frère Guillaume de Baskerville et son jeune novice Adso de Melk pénètrent dans une abbaye étrange, qui semble renfermer entre ses hauts murs et derrière son imposante herse de forteresse toute une vision de l’Enfer de Dante Alighieri. Les moines bénédictins y sont laids, difformes, hirsutes, mais surtout, glauques. L’air lui-même est imprégné de peur, de méfiance, de la plus rigoureuse et maléfique austérité. L’éclat solaire n’atteint plus ce lieu, qui semble comme abandonné par Dieu au Malin.
Il est question de débattre en cette abbaye de la pauvreté de l’Eglise. Une délégation franciscaine, à laquelle se joint Guillaume, ainsi que des légats du pape, doit arriver dans les jours à venir.
Ubertin de Casale est déjà là, frère franciscain lui aussi étrange, mais dans sa lumière de foi extatique, murmurant son mysticisme aux oreilles du novice pétrifié. L’auréole mariale semble être la seule source de salut pour Adso sentant la noirceur moite de ce lieu de silence, et pressentant l’horreur qui y germe. Guillaume, droit et serein, est un îlot de sérénité, observe et déduit.

Une mort tragique a endeuillé le couvent. Un jeune enlumineur doué, Adelme d’Otrante, est tombé du haut d’une tour, inexplicablement. Les corbeaux sont déjà sur sa tombe.
D’autres morts effrayantes et étranges surviennent. La chape de plomb régnant sur l’abbaye se fait plus pesante encore.
Dans le même temps, Adso a vu. La misère, spirituelle, mais aussi matérielle. Et la femme l’a conquis. L’innocence perdue, la découverte d’un monde ignoré et de sentiments insoupçonnés, interdits par sa foi et sa vocation, et pourtant réels. Y faut-il voir l’œuvre du démon ou l’attendrissement nécessaire d’un cœur dévot ?

Dans ce couvent où l’on ne rit pas, où le vice et l’hérésie affleurent au-delà des prières collectives qui rythment la vie de la communauté, une force est à l’œuvre, indéniablement. L’Apocalypse prévue par l’Evangéliste Jean est-elle en train de s’abattre sur le monde ? L’Antéchrist a-t-il séduit quelque âme noire de pécheur - ou de pécheresse, qui répand la mort sur son passage ?
L’affaire est du ressort de la Sainte Inquisition, qui se réclame seule à pouvoir débusquer le Malin et ramener la paix parmi les frères. L’Inquisiteur Bernardo Gui est arrivé à l’abbaye.
Guillaume, quant à lui, a la conviction que le nœud de l’affaire est à chercher non pas dans des désignations hâtives de coupables idéaux, mais dans la bibliothèque de l’abbaye, dont l’accès est strictement interdit par le frère bibliothécaire. Pourtant cette bibliothèque, dans ce donjon immense, où travaillent des moines copistes, est sans doute l’une des plus riches de la Chrétienté… Elle doit contenir nombre d’œuvres rares voire inédites, dont l’étude serait passionnante.

Il n’y a pas tant de temps que cela (deux siècles ?) que le savoir chrétien s’est de nouveau intéressé aux philosophes grecs, à la faveur des manuscrits conservés par les Byzantins et les bibliothèques d’Al-Andalus, et parvenus aux théologiens chrétiens grâce aux croisades et à la Reconquista.
Aristote le Stagirite est né une seconde fois. Ses œuvres ont éclairé la théologie de Saint Thomas d’Aquin et fascinent Frère Guillaume, qui croit fermement en la capacité de la Raison de soutenir et compléter la Foi. Qu’est-il en particulier advenu du second tome de la « Poétique » d’Aristote, traitant de la comédie, et dont nul en ces temps obscurs n’a pu lire une ligne ? Le Philosophe adoubé par les théologiens y défendrait-il des thèses contraires au Dogme ?

Frère Jorge de Burgos le sait. Le salut de l’humanité passe par l’ignorance du secret de ces idées, car le rire que promeut Aristote détourne l’homme de l’humilité et de la gravité de sa condition. Il doit rester tout entier tourné vers son labeur et sa foi, car ce n’est qu’ainsi qu’il pourra être sauvé. Empêcher que les œuvres subversives que renferme le donjon ne parlent aux cœurs faibles des hommes exige des sacrifices, non pas souhaités de gaîté de cœur mais concédés par nécessité. La curiosité est un vice qui doit conduire à leur perte ceux dont l’esprit s’est écarté de la route tracée par les enseignements du Dogme et la rigueur de la règle bénédictine.

Pendant que des bûchers sont érigés en-dehors de l’enceinte, dans les flammes desquels doivent se mêler jusqu’à se confondre justice et iniquité, un autre bûcher, plus grand encore, s’élève du cœur de l’abbaye, lorsque l’échec de l’entreprise est patent et qu’il faut se résoudre à la dernière extrémité. Les hommes comme les manuscrits se consument dans la lourdeur d’un ciel pourtant humide.

L’obscurité du grand désastre a étouffé les mots pour un temps, mais les idées survivront.
La rose, elle, a été sauvée.

Son nom, il est inconnu, et il est pourtant écrit au cœur d’Adso, qui nous raconte encore son histoire de nombreuses années plus tard. Idées pensées et idées vécues s’y incarnent, avec la justesse de l’équilibre. Toute vertu ne se construit que dans l’équilibre entre défauts et excès. De même que le récit de cette histoire, porté à l’écran avec toute la justesse qui s’imposait, à tous points de vue.
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le 1 mai 2014

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