Nous sommes en 1935, onze ans après Les Aventures du Prince Ahmed, deux ans avant Blanche-Neige et les Sept Nains et quatre ans avant la seconde adaptation des Voyages de Gulliver, bien différente de la première. Alexandre Ptouchko, surnommé « le Walt Disney russe », réalise son premier long-métrage, Le Nouveau Gulliver. S'il s'agit de son premier film, c'est aussi le premier à sortir en Russie et le tout premier jamais conservé qui utilise cette technique cinématographique, consistant à associer des marionnettes et des prises de vue réelles (au début et à la fin du film, ainsi que pour le personnage principal).


Dès la sortie du film, il remporte un succès international, mais il ne sera jamais distribué en France. Il est récompensé par un Diplôme d'honneur au festival de Moscou pour l'artiste de marionnettes et par la Coupe du meilleur programme à la Mostra de Venise. Notons que parmi les défenseurs du film, on trouve notamment Charlie Chaplin, admirateur son aspect satirique.


Il fallut plusieurs années d'expérimentations à Ptouchko avant de parvenir à mettre au point sa technique. Il créa plus de 1 500 figurines avec des têtes amovibles capables d'exprimer diverses émotions ou d'incarner différents personnages.
Un véritable travail fut aussi mené au niveau de l'enregistrement du son. Ptouchko modifia les fréquences des voix afin de les rendre plus aiguës et étranges. Néanmoins, ce travail sonore se détériora rapidement et dû être restauré en 1960 par les studios Mosfilm, l'entreprise nationale cinématographique de l'Union soviétique, à l'origine de nombreux films de propagande.


Le Nouveau Gulliver raconte l'histoire d'un jeune homme qui, lors de la pause déjeuner de son excursion en bateau, s'assoupit en lisant Les Voyages de Gulliver. Il se retrouve à son tour dans un bateau pirate qui finit par échouer, puis il se réveille, dans le petit monde de Liliput, dans lequel il semble être un géant. Une société bourgeoise y vit, sujette à tous les excès et dominée par un souverain tyrannique.
Les Liliputiens tentent de faire croire au jeune homme, qu'ils baptisent « le nouveau Gulliver », qu'ils vivent dans une société idéale. Ils lui proposent de devenir un soldat, lui servent à manger en abondance, organisent en son honneur une grande fête rythmée de chants et de danses. Tout est organisé afin que le jeune homme ne s'ennuie pas, qu'il cesse de demander où se trouve le peuple et qu'il ne cherche pas à aider celui-ci. Mais le nouveau Gulliver n'est pas dupe et finit par découvrir la vérité : le prolétariat est opprimé et travaille nuit et jour afin de remplir les assiettes des riches.
Une fois la vérité énoncée et la nuit tombée, le roi prend une décision : il faut tuer Gulliver, car il connaît la vérité et représente un danger pour les Liliputiens. Heureusement, un ouvrier accourt jusqu'à lui pour l'avertir du danger. Pris en flagrant délit par un espion du souverain, l'ouvrier retourne travailler dans la mine tandis que l'espion chauve-souris s'empresse de tout raconter à ses dirigeants.
Le lendemain, une boisson est servie à Gulliver. Mais une fois de plus, celui-ci n'est pas dupe et fait semblant de mourir avant de recracher le liquide. Les bourgeois crient victoire, mais ils ne sont pas au courant de ce qui se trame sous leurs pieds. Une révolution est en cours de préparation. Les ouvriers commencent déjà à lancer des bombes sur la ville afin de détruire le pouvoir établi.
Le jeune Gulliver choisit ce moment pour se relever et quitter la ville. Il se réveille alors parmi les rires des autres jeunes qui l'accompagnaient durant son expédition et réalise que tout cela n'était qu'un rêve.


Le film s'inspire très librement du voyage à Liliput, le plus célèbre passage du roman satirique Les Voyages de Gulliver, écrit en 1726 par Jonathan Swift. Si ce dernier cherchait déjà à dénoncer une société corrompue socialement et politiquement, utilisant son récit comme une allégorie du krach de 1720, Ptouchko ne fait finalement que suivre ce principe.
Pour faire passer son message et détourner certains codes, l'astucieux réalisateur choisit un conte philosophique et décide de mêler subtilement (croyait-il) le merveilleux au politique.
Notons la ressemblance frappante entre l'hymne liliputien, entonné à plusieurs reprises, avec l'Ode à Staline de 1939... Comme si Le Nouveau Gulliver avait déjà anticipé ce qui allait suivre.
On pourrait critiquer ce film en se basant sur le message défendu ou la propagande marxiste qui l'accompagne, mais remettre en cause la qualité d'un film sur ce prétexte serait bien réducteur.
Je pense au contraire que Le Nouveau Gulliver est d'autant plus précieux qu'il s'agit d'un véritable symbole d'un moment historique, c'est-à-dire l'Union soviétique des années 30.


Selon moi, il y a deux raisons qui rendent ce film si important. Une raison historique que je viens d'évoquer, mais aussi une raison cinématographique.


Le Nouveau Gulliver est le premier long-métrage à s'emparer de cette technique. Si je suis moyennement amatrice de la partie en prise de vues réelles, principalement à cause du jeu d'acteur du jeune homme qui laisse fortement à désirer (mais cela confère un certain charme au film, il faut l'avouer), j'ai été subjuguée par le travail des Liliputiens et de leur univers. Chaque personnage possède une personnalité propre, des traits précis et une expressivité déconcertante. On est loin des personnages des films d'animation actuels, qui semblent se téléporter d'un film à un autre tant leurs créateurs manquent d'imagination.


Je retiendrai principalement le souverain, ainsi que les nains liliputiens et l'expression faciale des chanteurs. Quant au décors, j'ai surtout apprécié le travail des machines de la mine, à la fois originales et très fluides dans leurs mouvements (ce sont des machines, me direz-vous).
Quant à la bande son... Si la qualité sonore a fortement vieilli, car il semblerait qu'il y ait un décalage constant entre le son et l'image, je me souviendrai longtemps des diverses musiques, tout aussi épiques que des chansons Disney, mais bien plus hypnotisantes et déroutantes.


En dehors du message véhiculé, je reprocherais juste au film de traîner parfois en longueur. Il ne fait qu'1h15, mais pourtant j'ai réussi à m'ennuyer à plusieurs reprises. Néanmoins, il restera gravé dans ma mémoire (et l'hymne liliputien aussi).

Lilymilou

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