Dans son livre Faire un film, où il racontait son expérience de metteur en scène et de réalisateur de la conception de ses films à leur première projection, Sidney Lumet expliquait que, bien entendu, il était intéressé par le système judiciaire, mais que cela ne saurait expliquer le choix des scénarios qu'il décidait de porter à l'écran. Au regard de sa filmographie, il va sans dire que, d'une part, la diversité des objets traités montre une appétence pour une grande pluralité de thèmes et d'histoires mais que, d'autre part, l'idée même de justice apparaît, souvent au cœur, parfois en filigrane, dans nombre de ses films. Douze hommes en colère, Serpico, Un après-midi de chien et Le Verdict, tous à leur manière et dans des registres différents, se retrouvent autour cette idée : que signifie "faire ce qui est juste, "do the right thing" ?


Dans Le Verdict, Paul Newman incarne un avocat désabusé, Frank Galvin, dont la déchéance est marquée par l'appât du gain facile - il se spécialise dans les cas de décès, enterrements et veuvages - et par l'alcoolisme, montré à l'écran via la récurrence des scènes où on le voit boire plutôt que par celles où il est véritablement saoul. Il y en a bien une mais elle est vite évacuée. Un jour, cependant, son associé lui propose une affaire qui pourrait l'intéresser : une femme se trouve depuis quatre ans dans le coma à la suite d'un accouchement très difficile au cours duquel elle vomit dans son masque et fit un arrêt cardiaque, ce qui conduisit à un manque d'oxygène dans son cerveau et donc à de terribles lésions cérébrales. Au départ, Galvin envisage un accord financier avec l'institution Sainte-Catherine, qui veut protéger les anesthésistes de renommée mondiale auteurs de la supposée négligence sur cette femme, qui s'en défendent et qui ne peuvent courir le risque d'un procès. Mais il se ravise et décide d'aller au procès, convaincu qu'il peut le gagner et qu'il s'agit de son dernier espoir de sursaut.


Le canevas est classique et le scénario pourrait sembler convenu : nombreux sont les films à avoir choisi comme axe narratif le trajet de la déchéance à la rédemption. Mais le classicisme et la linéarité doivent-ils être jetés en pâture pour la simple raison qu'ils existent ? Sidney Lumet prouve qu'un très bon film n'a pas toujours besoin de complexification à outrance et qu'il suffit parfois d'un scénario solide, d'acteurs impressionnants, d'une direction artistique maîtrisée et d'une mise en scène réglée minutieusement pour parvenir à un résultat brillant.


Je dis brillant non sans raison. Certes, Le Verdict n'atteint pas les sommets de Douze hommes en colère ; pourtant, les deux films portent en eux les mêmes thématiques, le regard affûté sur certains aspects de la société autant que la confiance dans le langage et la justice. Les institutions en prennent pour leur grade : les avocats brillent par leurs stratégies aussi bien pensées que terriblement cyniques, tel ce choix de placer dans le groupe des avocats de la défense un Noir pour mettre un peu de "diversité" et faire bonne impression auprès du jury, tout en s'assurant que celui qui plaidera sera bien un Blanc ; le monde de la médecine n'est guère épargné, où la compétition fait rage et le nom de l'école fait plus que l'acte chirurgical lui-même ; l'Église n'est pas en reste, par l'intermédiaire de l'hôpital catholique où s'est produit le drame ; quant au juge, Lumet en fait un obstacle à la progression de la vérité. C'est là où son sens de la narration et de la dramaturgie s'exprime le mieux : en nous forçant à adopter, dès le premier plan, le point de vue de Galvin, et nous collant à lui du début à la fin, nous sommes contraints de croire en sa vérité, bien qu'elle ne soit pas la seule envisageable au départ. Convaincus comme lui qu'il y a eu "négligence", nous ne pouvons qu'honnir ces pratiques judiciaires visant à mettre sous le tapis les faits et à rechercher la négociation financière : à travers les yeux de Galvin, nous assistons, médusés, aux tentatives d'extorsion, de chantage, souvent sur un ton léger, de la part de l'institution qui a pourtant fait de l'équité un principe fondamental. S'il s'avère que la version défendue par Galvin est, in fine, la vérité, il n'en aura fait aucun doute pour le spectateur depuis que le cas lui aura été présenté. Ici, l'empathie est immédiate : nous nous mettons à la place de Galvin, convaincus autant que lui qu'il est impératif de faire ce qui est juste.


À cet égard, Paul Newman incarne ce personnage d'avocat de tout son corps, son visage et sa voix. Celle-ci, souvent hésitante, chevrotante, montre que l'éloquence semble avoir été perdue depuis longtemps et qu'il faudra le temps de cette affaire pour la retrouver. La recherche de ce qui est juste est aussi, pour cet avocat, la quête d'un retour en grâce du cœur de son métier, la parole, la capacité à convaincre et à persuader, qui se matérialise peu à peu dans les scènes de cour. Mais c'est aussi par son corps que Paul Newman, filmé avec toutes les discrètes recettes d'une mise en scène très à propos, trace le parcours de son personnage. Le premier plan le montre de profil, jouant au flipper, un verre d'alcool posé sur le rebord de la fenêtre : le contre-jour ne dessine alors qu'une silhouette légèrement courbée tandis que le titre, "Le Verdict", apparaît en rouge à ses côtés. Sobrement mais avec force pourtant, le lent travelling avant qui accompagne ce premier plan approche le spectateur d'un homme qui n'est plus, au sens propre, que l'ombre de lui-même. Le dernier plan (ce n'est pas un spoiler) est au contraire fixe : assis sur une chaise, les pieds sur son bureau, la tête rejetée en arrière, ne répondant pas au téléphone qui continue de sonner, Galvin est éclairé de face, dans une lumière plutôt douce. Le contraste est sensible ; entre les deux plans, un chemin a été tracé.


Ce chemin est insidieusement sublimé par la mise en scène. En effet, Lumet propose des cadrages a priori conventionnels, un montage fonctionnel et son directeur de la photographie adopte une lumière diffuse, qui extrait les personnages du décor sans pour autant écarter ces derniers du champ. Mais les mouvements de caméra accompagnent les acteurs avec fluidité, les raccords regards en disent souvent long sur leurs pensées et la répétition des plans fixes nous oblige à focaliser notre attention sur les échanges, les dialogues, les paroles. Autrement dit, puisque le film se concentre sur des personnages, et plus particulièrement sur celui qu'incarne Newman, il était impératif que la mise en scène se plie à ce thème et les mette en valeur. Le fond induit la forme, chez Sidney Lumet : Le Verdict en est une belle illustration, que semble révéler une scène. Alors qu'il se trouve à l'hôpital pour voir la femme dans le coma, Frank Galvin la prend photo, afin de constituer son dossier. Il s'apprête à aller accepter les 210 000 dollars que propose l'institution à la sœur de la femme pour régler l'affaire à l'amiable, sachant que l'avocat empochera 1/3 de cette somme. Mais le polaroïd se révèle : Galvin regarde le cliché qu'il vient de prendre. Ses yeux changent presque insensiblement, son état d'esprit aussi. Arrivé dans le bureau du directeur, il lui annonce que, venu accepter l'argent, il le refuse et qu'il défendra cette femme. En somme, l'image révèle ce qui est juste, tout comme le film, succession d'images, révèle au spectateur l'histoire, l'embarque sur le chemin de la vérité, porté sur ses épaules par un magnétique Paul Newman.


On pourrait arguer, à raison, que le film souffre de quelques commodités scénaristiques et d'un traitement inégal de ces personnages. Il n'y a rien à dire sur la composition de Charlotte Rampling : c'est davantage l'écriture de son personnage qui pose problème, dans la mesure où l'on ne croit pas vraiment à la séduction et la relation qui s'instaure et où les répliques mystérieuses tranchent à mon sens trop avec la tonalité du film. Fort heureusement, elle n'est pas qu'un prétexte féminin dans un film très masculin mais se révèle une pièce importante dans la trame narrative. Mais elle intervient un peu tard et toute la première partie où son rôle se cantonne à être l'alter ego féminin de Frank Galvin sonne assez faux. D'un autre côté, James Mason semble se délecter du rôle d'avocat de la défense, parfait en aristocrate de la loi défendant son action en expliquant que s'il plaide pour les riches, c'est pour ensuite le faire bénévolement pour les pauvres. Mais la vraie pauvre, celle qui ne peut plus réclamer l'égalité et la justice à laquelle pourtant elle a droit, c'est bien cette femme dans le coma, que Frank Galvin défend parce que, même au risque de perdre, c'est ce qui est juste. "The right thing", du début à la fin.


S'essayant à donner un thème à chacun de ses films, à dire en une phrase de quoi ils parlent, en quoi ils font sens, Sidney Lumet, toujours dans son livre, expliquait qu'on pouvait résumer Douze hommes en colère à ce simple mot : "Écoutez". Il ne réitère pas cette explication pour Le Verdict ; pourtant, c'est à nouveau de cela dont il est question lorsque le jury, qui n'est plus vraiment composé par les jurés du film mais par les spectateurs que nous sommes, écoute la plaidoirie finale de Frank Galvin. Pour être juste, faire ce que l'on croit être juste, il en va de notre intime conviction et, surtout, de notre cœur. Il faut croire en la justice pour être soi-même juste. Mais le parcours est long, truffé d'obstacles et entravé par le cynisme, l'avidité, le mensonge qui passe et l'échec, parfois. Ce que raconte Le Verdict, c'est le chemin inexorable et décidé d'un homme en quête de justice, contraint de n'user que de sa parole et de faire confiance en l'écoute des autres pour que, finalement, advienne la vérité.

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le 2 août 2018

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