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Injustement méconnu, le cinéma du Suédois Jan Troell fut victime de sa comparaison avec le grand nom des pays scandinaves, Ingmar Bergman. Le style de ce dernier comportant une plus grande attention à l’intériorité et à l’abstraction des sentiments humains – que plébiscitèrent ardemment les cercles intellectualistes de France –, Bergman devint la figure de proue de la Suède, réduisant Troell à un simple nom figurant sur les obscurs ouvrages de documentation cinéphilique.


Réintégrant les sujets charnières de son chef-d’œuvre Les Émigrants, soient la déportation et la transcendance de la volonté humaine, Le Vol de l’aigle offre une réitération des motifs visuels (la vastitude et l’imprévisibilité naturelles) et conceptuels (l’être humain projeté dans une situation de précarité aigue) des œuvres passées du réalisateur. Toutefois unique, l’approche dévie de la méticuleuse retranscription d’un cheminement géographique qu’était Les Émigrants et ancre plutôt l’épopée narrative dans une perspective de conviction personnelle frôlant le dévouement spirituel. Si le metteur en scène commence par disséquer la nature des relations qui tissent une toile de complaisance bourgeoise où poignent des aspirations arrivistes et des manipulations égotistes, l’univers contrôlé et imperméable duquel Troell s’imprègne ne sied pas aux élans de sa caméra recourant majoritairement au grand angle. Les espaces véhiculant d’indigestes discours faisant l’éloge d’une société perpétuellement en proie à l’autocongratulation étriquent le style du Suédois qui attend, maladroitement, le moment où l’occasion viendra d’exploiter la lumière naturelle et de confectionner sa propre inventivité à coups de cadrages et de troncages visuels.


C’est donc au cœur d’un climat de relative indécision que s’enclenchent les balbutiements de l’œuvre, indécision qui matérialise encore davantage une atmosphère déjà nerveuse, auréolée de doute et de frustrations, ponctuée d’une bande originale abstraite composée de tintements et de déformations sonores, sons claustrophobiques qui s’accumulent cacophoniquement. Tantôt par la démonstration scientifique rigoureuse, tantôt par les ergotages d’un entourage rétif à la mission des protagonistes – ce sont les femmes qui découragent de façon sentencieuses les aventuriers : la mère et la maîtresse de Salomon, ainsi que la fiancée de Nils –, le projet d’exploration polaire est sans cesse mis en cause. Si l’organisation est de fait fragile, le désir maintenu de dépasser les limites de la technologie humaine, lui, est intarissable.


En définitive, Le Vol de l’aigle préfère à la spectacularisation des épreuves environnementales – qui jalonnent le parcours tumultueux du groupe parti découvrir le pôle Nord (en ballon à hydrogène) – le questionnement métaphysique. S’étalent lentement sur la durée du récit des étapes participant de la progression de la pression psychologique qui va crescendo, synchronisée aux débauches successives de l’équipée. Avant tout, dissimulés au creux de l’obstination presque maladive du protagoniste Salomon, Troell montre les effets de la quête personnelle sur l’être humain qui s’en fait porteur. Opiniâtrement suivi, l’objectif semble peu à peu dissocier les personnages de la réalité, les immergeant dans une réalité alternative où reparaissent furtivement des réminiscences enfouies, derniers piliers les rattachant à leur individualité. Le phénomène contre lequel Salomon met en garde en début de film s’avère plus tard constituer précisément le facteur ayant mené au démantèlement graduel de la mission : « [Le plus grand risque des explorateurs, c’est] d’être subjugué par sa propre volonté. » Le dépassement de soi représente un moteur pour l’action humaine et tout à la fois la limite qui circonscrit ses gestes aux frontières du possible.


À de nombreuses reprises, Troell emploie un montage qui parallélise les situations narratives; il conçoit des rapports d’images adroits dans lesquels il vient brouiller la tangibilité du réel. À la photographie glaciale, sublimant les tons bleutés d’un décor en permanent glissement, surgissent conjointement les illustrations solaires de scènes idylliques, extraites directement des mémoires des personnages qui peu à peu dissipent leur environnement dans les hallucinations chimériques de leurs esprits. De plus, sont distillées parcimonieusement des images d’archives, convoquant toujours – sans cependant verser dans l’emphase – l’irradiante et brutale vérité des terrains désertiques arpentés.


De l’insondable splendeur des paysages mis en scène, Troell semble vouloir en dégager une morale traçant une frontière entre les volontés humaines et leur accomplissement. Centré sur une nature fantasmagorique, à la fois aride et majestueuse, le récit porte lourdement les déambulations erratiques d’un groupe où va s’infuser lentement l’intranquillité et l’incertitude. D’une nudité crue, le traitement visuel contemple la déchéance des personnages sans en exagérer les traits; la beauté formelle est sagement incorporée, grâce à un sens aiguisé de la géométrie spatiale propre au metteur en scène – qui ici occupe également le rôle de directeur de la photographie. Et, comme l’œuvre s’inscrit dans une narration plus visuelle que didactique – les éléments sont fréquemment suggérés par une très habile addition de plans –, sa fermeture offre l’une des plus sublimes représentations de la solitude humaine; ouvrant, dans une conclusion éminemment elliptique, sur la justification de la quête du héros, satisfait d’avoir finalement découvert la solitude et, peut-être, d’avoir enfin découvert la nature dans sa forme la plus brute et dépouillée. Un film de grande envergure qui mériterait qu’on en accroisse sa visibilité.


mile-Frve
8
Écrit par

Créée

le 24 mai 2022

Critique lue 40 fois

Émile Frève

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