La Ronde du Plaisir, le mouvement caressant et perpétuel d'un Max Ophuls en costumes modernes (celui-là même auquel Jacques Demy rendait hommage dans Lola), des couples dansant la joie de vivre autour d'un bassin de marbre dont l’eau est ravivée au cobalt, tandis que dans les maisons repeintes en bleu tendresse, vert amande ou rose framboise, de mélancoliques pianos trop sages s’accordent à des saxophones goguenards. C’est le grand amour en Cinémascope, la plaisante et profonde ivresse d'exister totalement, l'éclatement de la comédie musicale en étincelles vives, gerbes coruscantes et bouquets d'étoiles. Les Demoiselles de Rochefort. Encore une cité portuaire pour le cinéaste, encore la mer, toujours la rencontre idéale mise en veilleuse par un hasard malicieux qui promène des sœurs jumelles dans les rues où précisément elles ne devraient pas être, alors qu'à deux pas Gene Kelly court après l'une et George Chakiris après l'autre ; qui empêche Madame Garnier de retrouver son Monsieur Dame d'avant-hier ; qui donne à Maxence le temps de pousser la chansonnette avant de partir "en perm' à Nantes". L'amour voyage, en transit entre deux trains (Les Parapluies de Cherbourg), deux paquebots (Lola) deux chemins de fer (les casinos niçois de La Baie des Anges), comme les forains des Demoiselles. Les remparts de Rochefort iraient bien eux aussi "de ville en ville, du Val de Loire aux bords du Rhin". La route est leur domicile comme la béatitude du moment celui de Demy, car ici on ferme constamment ses valises sur des cartes postales aux parfums de chimères. Delphine et Solange, ces princesses médiévales, immortelles avec leurs capelines pastel et leurs gestes à peine esquissés que déjà perdus, grossissent leurs lendemains à la dimension d'un ballon multicolore avant d’y prendre place et de s’envoler vers des ailleurs gorgés d'azur.


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Tous les atlas le confirmeront, Rochefort est bien plus près de Nantes que ne le sont Nice ou Cherbourg. Voilà pourquoi ces Demoiselles réalisent le vœu de Lola, musical "rentré", œuvre-mère et cuisse de laquelle plusieurs films de l’auteur sont sortis. Elles en sollicitent la même construction en entrelacs et chassés-croisés, cache-cache et hasards bénéfiques, parfois en fausses pistes. Elles en perpétuent l’obsession du blanc : celui d’un salon de musique entièrement repeint pour une danse, celui des matelots, cow-boys et motocyclistes, équipée immaculée, ou bien celui des cheveux (Jacques Perrin est aussi peroxydé que Jeanne Moreau avant lui). Le manège de Nantes revient également, multiplié par cinq ou dix à la fête foraine, où le héros romantique de Lola et des Parapluies macère encore un peu plus d'amertume — il en faut pour s'appeler Lancien quand on n’a pas trente ans. À ce patronyme fait écho le papier peint moderniste tapissant la cafétéria d’Yvonne. Enfin les bleus à l'âme de Lola, qui n'avait pas assez de sous pour chanter en couleurs dans son beuglant nantais, teintent un instant la peau diaphane de Solange et Delphine, nées de père inconnu. Elles n'ont hérité de lui qu'un grain de beauté sur la fesse — il l'avait sur la joue, dit la chanson. Tendresse absente de l'enfance qui a dû en souffrir. La séparation des parents et des jeunes entonne son chant sur un tempo si gai qu'on devrait vite en pleurer après en avoir autant ri. Il suffit à ce Marivaux mélodiste qu'est Demy de pousser un personnage à délaisser trois minutes son échoppe pour aller chercher un garçonnet à l'école, et on se retrouve en plein drame : les destins ne stoppent pas aux mêmes feux rouges, ne jouent pas leur partition sur la même mesure, et leurs courbes d'appels, de regrets et d'espoirs vont s'épuisant jusqu'à l'épilogue où elles se rejoignent enfin. Le puzzle est alors assemblé, la musique peut faire virevolter des ballets de lamé rouge, de marins en escale et de mini-jupes plissées, coquettes et coquines.


Dans Les Parapluies de Cherbourg, le recitativo espressivo permanent s'appuyait sur quelques leitmotivs dont celui de l'amour malheureux était repris du générique à la conclusion, et dont quelques autres s'attachaient à des ressorts affectifs (le désir et l'espérance), à des rapports et échanges précis (les dialogues de Guy et de la tante), à des portraits psychologiques ou à des décors caractérisés (ici le hard swing des scènes de garage, là le tango ou le mambo volé au milieu ambiant). Dans Les Demoiselles de Rochefort au contraire, tons et rythmes, humeurs et coloris assurent une agile diversité entre ballades chagrinées, apartés juvéniles, phrasés moqueurs, concertos graves, aigus détonants et chœurs enfantins. La langue Demy-Legrand rebondit comme les jets d'eau pour engendrer de nouvelles expressions, d'étranges petits poèmes, une magie de sons et d'assonances à la Cocteau. Mais de ce spectacle charmeur le quotidien n'est pas absent, avec sa panoplie dissonante (l'hypocrisie de l'adorable vieillard qu'on démasque comme un tueur de petites filles) et ses marques du temps : le visage blessé de rides de Danielle Darrieux, le départ des conscrits, la tristesse d'une kermesse aux flonflons agonisants. Lorsque tout le monde "chante la vie, les fleurs, les rires et les pleurs", c'est une communion avec la beauté universelle mais pas un rêve totalement irréaliste. Personne n'exerce un métier auréolé d'un quelconque prestige artistique : on trouve à Rochefort un bricoleur, des dactylos, un paumé, une bistrotière, tous participant à la création ininterrompue d’un art de vivre au jour le jour. La musique n'est pas un prétexte mais un révélateur des blessures de l'âme, avec juste ce qu'il faut de stylisation ("Sur le pavé glacé", chante Françoise Dorléac en clin d’œil au répertoire méli-mélodique d’une Piaf marlènisée). Et parce que Demy raffole de ces trajectoires qui se recoupent à l’infini, de ces quiproquos chers au vaudeville et au mélodrame, elle soupire parfois la solitude et l'atermoiement : Madame Garnier attend son vieil amant, ses filles se languissent du Prince qui les mènera vers Paris-sur-scène.


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La caméra, quant à elle, captive d’acrobaties et de virtuosités jamais gratuites. La plongée totale du ponton d'ouverture, avec les danseurs-acrobates au milieu du fleuve, l’insolite mouvement de grue qui quitte la place pour s’élever vers le balcon des frangines, la fluidité des travellings latéraux, le grouillement des plans qu'on croit rapprochés avant qu'ils ne laissent entrer mille silhouettes animées, échevelées, saoules et bigarrées, tous ces feux d’artifices procèdent d’une fête à l'objectif qui se pique de fantaisie luxuriante pour mieux ramener au bercail du folklore français. Car derrière la brillante apparence, les pelletées de poésie, les perles de goût et de culture, transparaît la réalité concrète et sociale de la province, le monde des petites boutiques (libraires, horlogers, bijoutiers, disquaires), des cafés-points de ralliement, des jeunes appelés qui font leur militariat, des faits divers louches, des badauds attroupés autour des cars de police, des leçons pastichées de M. Jourdain, des calembours et des calembredaines, des coq-à-l’âne et des contrepèteries, de la politesse baroque et du sentimentalisme rococo. "Toujours abstrait ?" demande-t-on plusieurs fois au jeune peintre. Quelque chose d’un renversement des hiérarchies, figuré dans l’art moderne par les papiers collés de Braque, compose une image qui curieusement évoque certains tableaux de Roy Lichtenstein. L’une des plus belles trouvailles est celle des airs dédoublés, voire détriplés, entonnés symétriquement à distance télépathique par les cœurs-jumeaux, les âmes-sœurs. Delphine et Maxence se répondent ; Yvonne et Simon font rimer de la même manière la note, le mot et le sentiment ; Delphine reprend au terme de la confidence de Solange le tercet de la certitude amoureuse par lequel Andy achève sa confession chez Simon. Ces aveux, ces épanchements, ces projections vers l’avenir voulu radieux (les deux sœurs), ces flashbacks sur les amours gâchées (Darrieux et Piccoli), ces examens de conscience lucides mais sans acrimonie (Kelly), sont ceux d’individus toujours disposés à accorder leur confiance, à user de sympathie, à raconter leur vie. Une seule fois on sort de l’ordinaire pour la représentation, l'entertainment : quand Delphine et Solange, fuselées et gantées de carmin, improvisent un numéro tout droit descendu de leur cinémathèque personnelle, imitant Marilyn Monroe et Jane Russell dans Les Hommes préfèrent les Blondes. La même Marilyn dont Lola disait vouloir mimer la parure.


Loin de la perfection industrielle, du professionnalisme suraiguisé et de l’expression révolutionnaire, le film triomphe par l’adéquation des fins et des moyens, vertu contagieuse de l’harmonie. Comme tout artiste digne de ce nom œuvrant dans un genre précis, Demy reste personnel en se voulant classique, respecte la règle en pratiquant l’exception. Chaque scène, chaque décor déploie son attraction chantante ou chorégraphique, parfois les deux simultanément. De temps à autre, un supplément de choix : tantôt c’est un pot-pourri unanimiste à la West Side Story, tantôt c’est le récitatif exubérant accompagnant la valse burlesque d’une douzaine de personnages, ailleurs c’est un repas cocasse servi tout entier en alexandrins mirlitons. Pour bien parler des Demoiselles de Rochefort, il faudrait recourir au délicieux vocabulaire des confiseurs. Devant ces images chatoyantes on se dit que si on dansait dans la vie, il faudrait le faire ainsi. Non pas sur un plan métaphorique mais sur celui du vécu, l’orchestration coïncidant sans cesse avec cette existence que le réalisateur voudrait aussi chaude, aussi ruisselante de chansons et de traits d'esprit qu'elle l'est à l’écran. Rendre les gens heureux, leur dire qu'au paradis de la clé de sol tout est possible, telle est l'ambition première du cinéaste. Les derniers mots ramènent au rêve petit-bourgeois de chacun d'entre nous : "Attendez-moi, emmenez-moi. Je voudrais voir la capitale." Et la vie, en capitales. Ivres de musique, avec au fond de soi un reste de cruelle angoisse, conscients d'avoir assisté à la dernière farandole endiablée du monde, on sort de ce tourbillon enchanteur certains que la terre est ronde et que les créatures de Demy veulent bien s'y donner la main pour la faire miroiter dans l’allégresse. Du mauve amarante ou du violet zinzolin sur les cols et les chapeaux, du sirop de menthe et de l'embrun d'Atlantique, quelques touches de félicité : c'est Agnès Varda qui a cherché Le Bonheur, mais c'est son mari qui l'a filmé.


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Thaddeus
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le 31 oct. 2019

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