L'amour écrit, l'amour lu, l'amour incertain, l'amour contrarié

Je devais au départ voir ce film le samedi 14 mai 2023 à la Cinémathèque, ayant décidé de passer du temps avec mes amis à la place, je n'y suis pas allé, mais j'ai tout de même souhaité le rattraper le soir suivant car j'avais beaucoup aimé Les 400 coups (1959, François Truffaut) et que j'avais envie de pousser plus loin dans la filmographie de François Truffaut, de part le visionnage du Blow Up particulièrement intéressant que Arte lui avais consacré.


En sortie de film deux sentiments cohabitent en vue de ma critique, une appréciation sincère pour le film et un immense doute quant à ce qui là provoque. Si je sais de façon claire une partie de ce que j'aime dans le film (que je vais détailler en longueur, comme à mon habitude), j'ai de grandes difficultés à interpréter une partie de ses choix rythmiques ou esthétiques qui peuvent me rebuter et qui pourtant ne ternissent pas énormément mon expérience du film.

J'expérimente ces derniers temps une amélioration de ma résistance mentale à l'ennui dans le visionnage des films qui me permet de m'accommoder de problèmes de rythme ou d'incompréhensions stylistiques assez facilement. Cela s'explique par un nouveau rapport ultra analytique au cinéma qui me pousse à l'aborder d'abord dans une perspective formaliste (autrement dit à regarder les cadrages et ce qu'ils disent, à observer à quels moments les plans changent et la façon dont ça influence le rythme, à disséquer les mouvements d'appareils et les mouvements de personnages, à voir le choix du décors, de la lumière, des vêtements et comment cela crée de la beauté) et cela sans avoir peur de ne pas rentrer dans le film, comme c'était le cas auparavant, puisque j'ai pu expérimenter que l'émotion pénétrait mon esprit tout aussi efficacement lorsque j'était dans une contemplation active des image et des procédés pouvant même parfois intensifier mes visionnages comme lorsque je trouve une forme particulièrement brillante (chez Fulci, chez Shinoda, chez Schlesinger, chez Skolimowski), c'est d'ailleurs dans cette optique analytique que je souhaite voir très prochainement Purgatoire Eroïca (1970) de Yoshishige Yoshida dont les premières minutes m'ont semblés immensément brillantes.


On peut voir dans le générique introductif du film de Truffaut, une note d'intention formelle de son dispositif narratif troublant : les couvertures du livre adapté et les pages annotés évoquant directement un grand respect du texte qui prendra une place de premier plan dans le film à travers la surprésence d'un narrateur en voix off qui explicite les sentiments et doutes cachés dans la tête des personnages. Ce travail de la voix off est un élément de trouble puisqu'elle est très fourni, dans un style parfois très littéraire et donne au film des allures extrêmement bavardes tout en étant un élément de distanciation vis à vis du film, nous rappelant à son caractère d'adaptation (élément étrange qui va avec avec une certaine idée de jeu avec les règles cinématographiques, qu'on retrouve un peu partout au sein de la nouvelle vague). Bien qu'étonnant ce procédé n'est pas dénué d'intérêt parce qu'il amène parfois un regain d'énergie en partant dans des envolés lyriques :

Amour, amour, les chiens sont lâchés !

, en accélérant brutalement le temps, dans l'épilogue, pour mettre à mal le spectateur ou simplement, en général, en s'intercalant dans les paroles des personnages, en créant un sentiment d'extension du temps et de confrontation entre des images d'acteurs aux intentions plus ou moins opaques et une voix off qui les percent à jour, qui expose leur intériorité et cela de façon factuelle, neutre la plupart du temps (en opposition aux tentatives de voix off parti prenante dans le très bon La terre tremble (1949, Visconti) ou d'une ironie noire dans Barry Lyndon (1975, Stanley Kubrick), quatre ans plus tard). Ces mélanges de sonorités écrites avant adaptation, parlés en voix off ou dictés directement par les personnages s'incarnent dans la dimension épistolaire du film qui participe à son caractère bavard et qui par sa dimension répété lui confère encore un aspect étrange qui renforce cependant l'éloignement vécu par les personnages pour créer tout au long du film le sentiment d'un amour impossible.


Le rythme du film demeure dans la même étrangeté, s'il est, la plupart du temps, dans une exploration du temps long qui lui va assez bien et qui permet de faire vivre son atmosphère somptueuse (sur laquelle nous reviendrons), se mêlant également à la tendance fleuve du récit fait d'ellipses, il se prend parfois à intégrer dans tout cela des incursions fracassantes de micros séquences d'une durée très courte et conclu par des fondus au noir qui alourdisse le film par à-coup (rappelant ce que faisais Jean Renoir, influence pour les cinéastes de la nouvelle vague, dans La Chienne (1931) avec son montage crispant de séquences anecdotiques d'une dizaine de secondes suivi d'un fondu au noir, sans toutefois que ce problème soit aussi présent dans le film).


En dehors de la (petite) question du rythme et du travail conséquent sur la voix off, l'élément notable du film est sans aucun doute l'écriture et l'interprétation de ses personnages qui agrippent le spectateur en quelques minutes et qui le tient jusqu'à le fin. Dans sa vision bavarde et littéraire des relations amoureuses, on ressent quelques choses dans les échanges feutrés de début de film, plein de douceur et de non-dit (renforcé par l'accent et la barrière de langue). La manière de mettre des mots sur l'incertitude d'un amour, son impossibilité, quand bien même elle est faîte dans un langage introuvable dans le réel, dans des dialogues de cinéma anti naturaliste, elle ne semble pas hors sol et s'incarne dans ses personnages (là où ce type de dialogues, omniprésents dans la majorité du cinéma, peut parfois tomber à plat comme dans Cartel (2013, Ridley Scott) où ils viennent tenter de donner une consistance à un univers très peu présent à l'image en étant portés par des personnages déjà quasiment abstrait ou plus récemment dans Les Bonnes Étoiles (2022, Kore-Eda) avec des personnages légèrement plus vivants qui tentent de toutes leurs forces de faire croire à des difficultés impossibles quand celle-ci ne sont pas mise en scène tout au long du film, le problème des deux films étant qu'ils se reposent quasi uniquement sur le dialogue pour faire vivre des choses qui sont de l'ordre du palpable quand dans le film qui nous intéresse, le dialogue est utiliser pour décrire une chose émotionnelle, l'amour, qui se vit également dans les corps (perte de connaissance, fièvre) et dont l'enjeu est imagé car vécu une nouvelle fois physiquement dans la seconde partie du film (où les personnages font l'amour après la douce esquisse des sentiments dans la première partie)).


Cette partie sur les personnages et les dialogues étant réellement centrale dans le film et participant indiscutablement de sa force, je m'autorise à pousser l'analyse dans les personnages et leur façon d'être alors qu'habituellement je m'efforce de tenir le résumé à quelques thèmes pour rester dans ma perspective formaliste où la mise en scène prime largement sur le scénario (c'était en tout cas mon avis sur les critiques de Minority Report (2002, Steven Spielberg) ou Beau is Afraid (2023, Ari Aster) où les personnages étaient prétexte à un film de grand spectacle chez Spielberg et prétexte à une horreur Freudienne chez Aster, sans qu'ils soient assez grandioses pour que je daigne en parler, bien que, pour être tout à fait honnête, il puisse mériter tout de même une analyse plus détaillée dans les deux films et que mon refus de traiter cette aspect témoigne surement d'une faiblesse analytique sur la question). Jean-Pierre Léaud, immense acteur et peut être plus beau jeune homme du cinéma français, incarne un rôle au départ plus fragile et ensuite d'une certain ambiguïté qui l'éloigne de sa gouaille caractéristique (que l'on retrouve dès Les 400 coups (François Truffaut) en 1959 jusque dans La Maman et la Putain (Jean Eustache) en 1973 où le rythme magnifique de ses monologues brillant d'ironie, d'incarnation et d'humour absurde portent le film sur près de 3h30) pour s'accorder au ton plus grave du film. S'il est bon comme à son habitude, ce sont les deux anglaises éponymes qui sont les plus brillantes et qui exerce une attraction sur le spectateur, l'une polie et amicale jouant les entremetteuses dévoués pour sa sœur qu'elle admire profondément, l'autre plus sévère avec ses cheveux roux en chignon, ses lunettes rondes, et son caractère pieux. La rencontre entre le français et les deux anglaises, et le trio inséparable qu'ils forment lors de la première demi heure crée un sentiment d'allégresse et de communion avec eux qui, comme rarement dans le cinéma, les éloignent de leur fonction dans le récit pour leur donner une existence propre dans les petites choses qu'ils révèlent : le besoin de Muriel (la sœur aux allures plus sévère) de se confronter à une pensée plus libre, d'être corrigé, sa manière de se juger et de se faire obéir à des préceptes qui esquisse doucement une fragilité due à une vérité cachée ou la façon dont Ann (la sœur plus amicale) agit pour sa sœur et tente d'être le moins possible entre Claude et Muriel pour que leur amour puisse éclore. Tout ces éléments mélangés dans le phrasé bourgeois maniéré du début XIXe et les accents anglais des deux femmes crée une alchimie véritablement belle dans le groupe qui nous fait penser un temps que le film est une histoire d'amour/amitié sans accrocs, au cœur de la campagne anglaise, qui n'a pas de raison d'évoluer négativement. Le phrasé bourgeois abordé est d'ailleurs parfaitement admirable dans son écriture et dans la façon dont il arrive à magnifier un conflit d'idée sans qu'il y ait de montée de ton, lorsque la mère des deux sœurs demande à Claude de partir vivre dans la maison d'à côté en raison de son influence néfaste sur la perception d'une des sœurs par leur entourage.


Malgré la place tenue par l'écriture, la voix off et les dialogues des personnages dans le film, il arrive à conserver un sens aigu de la mise en scène, en conservant de la vie et de l'expérimentation au sein d'un film qui peut sembler un peu aride quand on n'est pas pris dans les relations inter personnages. On trouve cela dans l'écriture sonore du film où le bruitage est parfois placé avant le visuel comme lorsque qu'un personnage quitte le cadre et que la caméra reste fixe un temps nous poussant à entendre la continuation de son mouvement à travers le bruit du bois qui crisse par exemple ou bien dans une séquence où l'on filme du tennis de très loin rendant presque indiscernable les personnages mais donnant au spectateur l'intuition qu'il faut se concentrer sur eux, dans le cadre, avec le bruit de la balle contre le sol ou la raquette qu'on entend comme si on était près d'eux, montrant une tendance esthétique correspondant au canon de la nouvelle vague, dans la surprise provoqué par la rupture avec les codes de mises en scènes plus concentré sur les personnages dans la période classique du cinéma (1930-1950's). D'autres idées viennent s'ajouter à l'esthétique du film :


-D'abord, le travail sur les yeux de Muriel au départ dissimulés érotiquement derrière des bandages soigneux qu'elle soulève pour observer Claude, puis rempli d'un feu de jalousie qui se reflète dans les verres de ses lunettes rondes ou se jugeant et s'imposant des principes au travers d'un miroir, symbole de ses pensées sur elles mêmes.


-Ensuite le jeu métaphorique sur le positionnement des personnages, avec Ann l'entremetteuse entre Muriel et Claude séparé l'un de l'autre par le récit et par une longue distance parcourue en un long panoramique, ou le positionnement de Claude entre les deux sœurs qui le pousse chacun d'un côté quand ils jouent sous les pierres, symbolisant le triangle amoureux qui va naître.


-Enfin de purs effets de montage avec des saccades et des répétions de mouvement dans une scène de folie, deux séquence de souffrance qui traduise l'état mental d'un personnage en découpant à l'image son visage de façon imparfaite, n'en laissant apparaître que des bouts plus ou moins disgracieux (comme Hitchcock, autre influence de Truffaut, le faisait, de mémoire, dans l'intro de Vertigo (1958)).


Autre élément de puissance indiscutable du film, presque autant que ses personnages, c'est le travail du décors et du cadre avec une nature verte dans des ambiances légèrement grisâtre ou éclairé par une lumière naturaliste qui leur donne une beauté quotidienne qui se marie joliment au grain de la pellicule (qui constitue un de mes fétiches esthétiques). Ces paysages de campagne verdoyants ou ces petits lieux pittoresques dans la nature rappellent fortement l'esthétique du peintre Auguste Renoir, repris dans les films de son fils Jean Renoir, dont on ressent également l'influence, filmique cette fois, dans la manière qu'à le film à de rares occasions de décentrer l'attention de son personnage en fin de plan, pour montrer des personnages secondaires prendre une photo ou des enfants joués, comme pouvait le faire Jean Renoir dans La Chienne (1931) pour nourrir l'ambiance de son film (en s'amusant à filmer par exemple, de façon coordonné à son drame, une prestation d'artiste de rue) ou dans la façon dont le film travaille la profondeur de champ en faisant interagir l'arrière plan éloigné avec le premier plan (quand Ann sors de sa maison pour appeler Muriel et Claude qui discutent ensemble sur une colline surplombante par exemple), élément caractéristique du cinéma de Jean Renoir.


Les décors sont amenés à muter lorsque l'amour s'assèche, la nature se remplaçant par des habitations parisiennes plus froides et revenant par petites touches pour accompagner un second amour en milieu de film. La question du corps est, comme abordé en amont, véritablement considéré par l'image, avec une évolution au cours du film qui s'assombrit à mesure que la sexualité devient frontale, commençant par des touchers discrets, puis des embrassades dénudés jusqu'à des rapports bestiaux en fin de film pour clore un amour qui fait souffrir et qu'on enterre dans un épilogue au rythme déchaîné.


Le film de Truffaut constitue donc, dans un style vivant cinématographiquement accompagné par des paroles ininterrompues, à la fois porteur d'un renouveau esthétique et dans la lignée d'auteurs de la période classique comme Renoir, un récit magnifique sur l'amour et la violence de son impact sur trois jeunes personnages fascinants.

KumaKawai
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le 15 mai 2023

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