LES FANTÔMES D’ISMAËL (15,4) (Arnaud Desplechin, FRA, 2017, 134min) :


Cette ambitieuse partition multigenre dépeint les tourments d’un cinéaste en phase d’écriture et qui voit ressurgir un amour disparu depuis plus de vingt alors qu’il a trouvé un nouvel équilibre auprès d’une autre femme. Arnaud Desplechin cinéaste littéraire nous convie de nouveau à la déclinaison des affres de la création artistiques et amoureuses, en s’appuyant sur ses deux alter-ego fictionnels Dédalus-Vuillard, pour un nouvel épisode à tiroirs de la saga. D’entrée de jeu, car il s’agit bien d’un jeu de famille, où chaque scène est comme une carte à jouer, possédant ou non son propre atout le réalisateur perd le spectateur. Le puzzle cinématographique commence, entre fiction ou réalité ? Voilà d’emblée la grande force et aussi la faiblesse du film qui en fait contient cinq long métrages en un seul ! Une compression digne de la peinture de Pollock dont le cinéaste Vuillard fait référence dans la fiction. Est-ce une réalité ? Oui ! Suivez le fil, l’histoire ce décline donc en cinq récits qui s’alimentent entre eux et où les flashbacks et les nombreux sauts dans le temps se complètent de façon protéiforme. L’on note le portrait d’Ismaël mise en abyme du réalisateur lui-même, une partie sur le portrait d’Ivan un diplomate (ou espion ?) parcourant le monde, un film d’espionnage, le triangle amoureux et le film dans le film. Un dédale de narration où Desplechin s’amuse comme il le dit lui-même « J’ai empilé des assiettes pour les fracasser sur l’écran du spectateur ». A nous de recoller les morceaux de la bonne assiette, ce qui s’avère somme toute assez excitant mais parfois laborieux tant le labyrinthe métaphysique du héros et donc du cinéaste est éclaté ! Ce kaléidoscope à la mise en scène très inspirée faite de gros plans, de face caméra avec Sylvia en narratrice), et de vertigineux travellings avant et arrière, emporte la narration comme les cauchemars assaillent Ismaël Vuillard. A défaut de donner des sueurs froides, ce film éclaté lorgne bien entendu vers Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock dont le prénom de Carlotta de l’amour revenant d’entre les morts ainsi que le portrait en peinture fait une référence très (trop ?) appuyée au chef-d’œuvre du maître Hitchcock. Cet autoportrait s’accompagne également d’une figure de cinéaste écrasante avec le personnage de Bloom, père de Carlotta et dont on devine aisément l’identité de Claude Lanzmann. On peut trouver de nombreux liens au propre comme au figuré, mais les ruptures de tons brutales surprennent avec bonheur le plus souvent parfois un peu moins habilement quand il s’agit de se perdre dans un récit d’espionnage moins passionnant. Car certaines parties du film offrent une puissance romanesque et émotionnelle d’une rare intensité sans oublier des moments où le burlesque s’invite au milieu des obsessions. Chez Desplechin, les hommes et femmes ordinaires nous dépassent, sont plus grands que nous, ce sont des héros, ils vivent tout plus haut, plus loin, plus fort que nous simples mortels. Une œuvre où tout est question de perspectives, où les miroirs reflets des âmes sont souvent usées ou sales, où la narration éclatée reflète judicieusement toutes les angoisses des héros du cinéaste, une crise d’inspiration mise à nue, une catharsis où un exercice d’exorcisme pour gouttes à gouttes évacuer les cauchemars, un film somme qui se perd un peu, comme ce qui en fait à la fois toute sa beauté et sa fragilité également. Une architecture narrative brillante au montage morcelé, où les dialogues très littéraires, profonds et ciselés « Je voulais te rendre fou, je ne voulais pas te rendre raisonnable » donne une ampleur singulière à ce long métrage principalement tourné dans les décors naturels de Noirmoutier, où l’insularité convient aux propos et dans la ville de Roubaix que Desplechin s’amuse à décliner de façon spectrale et angoissante trouvant son paroxysme dans la scène du train (fantôme) qui file dans la nuit. Pour incarner ses nombreuses intrigues télescopées le réalisateur s’appuie sur un casting de haut vol, où l’on retrouve bien entendu l’impeccable Mathieu Amalric (véritable double du cinéaste), l’émouvante Charlotte Gainsbourg et la mystérieuse Marion Cotillard (apparition de façon divine comme une Vénus de Boticcelli) et l’excellent Louis Garrel interprétant le rôle du frère Dédalus. Un dédale magnifié par une partition très riche de Grégoire Hetzel au diapason des ressentis et des titres ajoutés de rap, quatuor de Beethoven, le morceau Marnie (Hermann pour Hitchcock) joué au piano par Ismaël Vuillard et « It ain’t Me babe » de Bob Dylan où Carlotta Bloom effectue une danse organique devant sa rivale Sylvia. Venez regarder par le prisme du rétroviseur intime, ces souvenirs romanesques à travers Les Fantômes d’Ismaël. Un magnifique objet de cinéma. Lyrique. Drôle. Émouvant. Desplechin.

seb2046
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le 18 mai 2017

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