Vingtième film d’Aki Kaurismäki, Les feuilles mortes, sorti en 2023, dépeint, par un admirable jeu sur les codes classiques de la comédie romantique, une Finlande désenchantée. Mais le film est avant tout une magnifique ode à l’espoir, dont on ressort le sourire aux lèvres. 

Présenté au festival de Cannes 2023, le film est reparti avec le prix du jury. Il se déroule à Helsinki, capitale de la Finlande. Une ville chère à Kaurismäki qui y a tourné plusieurs de ses films (L’autre côté de l’espoir, L’homme sans passé…). Dans cet Helsinki austère et mélancolique, caractérisé par ses ruelles sombres, ses bars moroses et ses chantiers perpétuels, on suit une histoire d’amour entre deux errants. Ansa (Alma Pöysti) est une femme vivant seule dans la précarité, après s’être fait licencier de son travail de supermarché pour le vol d’un burger. Hollapa (Jussi Vatanen) est un homme solitaire dont la vie est rythmée par l’alcool, de son travail sur les chantiers au bar karaoké le soir. Ces deux personnages issus du prolétariat qui semblent avancer dans la vie sans but précis, ni contrôle sur leur propre vie, finissent par trouver dans une romance burlesque, l’espoir.


   Le film se range dans la catégorie des comédies romantiques, car Kaurismäki joue ici habilement avec les codes de ce genre. La base du scénario s’appuie sur le schéma classique du boy meets girl mais transgresse les clichés en réinventant les personnages : ici, il n’est pas question de deux jeunes adultes aux vies parfaites qui tombent tout d’un coup sous le charme l’un de l’autre. Les deux protagonistes ont la quarantaine, et sont issus du prolétariat dur de la Finlande. Ansa est caractérisée par sa solitude extrême, ne répondant même pas aux formules de politesse ses collègues. Elle se trouve également dans une précarité profonde, se retrouvant à devoir voler le supermarché et couper l’électricité chez elle. Holappa, lui, est un homme dont l’alcoolisme empire au fur et à mesure du film, passant ses journées sur les chantiers et ses nuits dans des bars à enchaîner les verres avec son collègue Huotari (Janne Hyytiäinen). Les deux n’ont pas de famille : celle d’Ansa est morte, et celle d’Holappa est complètement absente lors de son hospitalisation. Le cinéaste joue avec de nombreux codes du genre romantique : le numéro confié sur un bout de papier se perd dans les ruelles froides d’Helsinki, la brouille habituellement innocente entre deux amoureux au début de leur relation se joue ici sur le thème de l’alcoolisme, de la mort et du suicide. Lorsqu’on s’attend à subir une scène de retrouvailles en pleine nuit digne des comédies romantiques les plus mielleuses, Hollapa se fait renverser par un train et tombe dans le coma.

On retrouve une dimension sociale chère à Kaurismäki, qui détruit dès le début du film l’image d’une Finlande développée, heureuse et prospère que le spectateur peut se faire. Accentué par de nombreuses scènes brutes de travail à l’usine, sur les chantiers ou au supermarché, le film semble dépeindre une Finlande réaliste et désenchantée. Les flashs d’information de la guerre en Ukraine interviennent comme des interludes, nous ramenant à la réalité et nous rappelant la misère et la violence quotidienne du monde.

Ce réalisme brut qui m’a beaucoup plu permet de filmer la vie des travailleurs pauvres avec justesse et sensibilité. Ce cinéma de la « vraie vie », marque de fabrique du cinéaste, réussit admirablement à dépeindre un quotidien très dur sans tomber dans la soupe aux sentiments. À aucun moment le film ne cherche à attiser notre pitié en jouant sur le pathos. Pour transmettre une vision désenchantée de la Finlande, Kaurismäki manipule avec habileté les codes classiques de la comédie romantique pour également désenchanter la vision classique et sentimentale d’une histoire d’amour. 


   Cependant, au milieu de ce quotidien déprimant, l’espoir naît, avec difficulté, à travers la rencontre entre Ansa et Holappa. Comme un nouveau-né malformé par la cigarette, l’alcool et la précarité qui parvient finalement à vivre au prix d’efforts mutuels, leur amour est marqué par les névroses de chacun et la difficulté à trouver en l’autre un partenaire. Mais au-delà de cette romance qui parvient finalement à exister, le ton austère du long-métrage de Kaurismäki fait ressortir toute la beauté des lueurs d’espoirs qui parsèment le film. Le cinéma, lieu sacralisé par le cinéaste finlandais, s’érige comme un lieu d’oubli de la dureté du quotidien. Les références aux films de Godard traduisent l’intérêt du réalisateur pour le 7e art et le premier rendez-vous, symbolique, se déroule dans un cinéma. Le quotidien morose du supermarché ou travaille Ansa au début du film est contrebalancé par la scène touchante de solidarité avec ses collègues, au moment de se faire licencier. Holappa trouve quand à lui à travers l’amour qu’il porte à Ansa le remède à son alcoolisme, et réussit à se sevrer. Cet événement, qui arrive vers la fin du film, semble nous promettre une fin heureuse, et une scène de retrouvailles entre les deux protagonistes. Ce balbutiement d’espoir est brutalement interrompu par l’accident d’Holappa qui le plonge dans un coma profond. Mais s’ensuit de cet hospitalisation la véritable preuve d’amour de Ansa, qui vient le veiller régulièrement. C’est finalement cet accident presque tragique qui permet aux deux personnages de construire une relation plus forte. Le coma fait office de rupture entre la vie passée d’errance des deux personnages, et permet l’apparition d’un nouvel horizon plus heureux, lorsque, dans la scène finale, Ansa, Holappa et le chien marchent vers le soleil levant, enfin réunis.

L’espoir finit par triompher sur la misère, et apparaît d’autant plus fort qu’il est contrasté tout au long du film par des scènes d’une profonde tristesse. Au final, c’est les événements tragiques de la vie des personnages qui forgent un amour, certes bien éloigné des clichés romantiques, mais plus authentique et touchant.


   Dans Les feuilles mortes, Kaurismäki joue avec brillo sur les codes romantiques et le burlesque pour créer une atmosphère de désenchantement. Le cinéaste réussit à représenter un quotidien réaliste de précarité sans chercher à tirer les larmes du spectateur, et à insuffler à travers son film un engagement social et une réflexion sur les conditions de travail du prolétariat. Il transmet un message d’espoir en rupture avec le ton du long-métrage, mais d’autant plus touchant. Une véritable plongée hermétique dans un quotidien vrai, sublimé par le jeu fantastiquement morne des acteurs. Le film prend son temps, et laisse au spectateur la joie de contempler la maîtrise parfaite de l’image et de la lumière de Kaurismäki et Timo Salminen, chef-opérateur attitré du réalisateur. 

albatixx
9
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le 8 nov. 2023

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