Pour oser tourner un long-métrage de plus de 3h, il faut non seulement avoir matière à raconter mais surtout réussir à l’intégrer dans un tout homogène et cohérent. Or, l’épilogue des Herbes Sèches est surtout une jolie pirouette, assez inespérée, mais franchement bancale, n’illustrant que trop partiellement le film, et dont l’intention est de donner du sens à un ensemble non pas disparate mais, avouons-le, ne menant nulle part.

En effet, quel message faut-il retenir de cette longue plongée dans la solitude des grandes étendues enneigées et isolées et de l’exploration de l’égoïsme complexe d’un homme au comportement puéril au contact des enfants, mesquin au contact des simples d’esprit du village, sévère et condescendant au contact des anciens trop conservateurs et enfin docte et magnanime devant une noble femme ? Quelle unité dégager de ces nombreux micro-récits qu’affectionne tant Nuri Bilge Ceylan, suivant l’itinéraire, ou plutôt les errances et déambulations du jeune enseignant Samet, et abordant des questions diverses et variées comme l’enseignement, la force du traditionalisme, l’engagement militant, l’amour, le pouvoir des mots, la domination et la soumission, l’injustice, le pardon – entre autres ? Pour résumer le film, plutôt que le fameux épilogue expliquant le titre du film, Les Herbes Sèches, dont il n’est jamais question par ailleurs, fausse justification infondée, protexte plus que prétexte, il faudrait choisir la scène finale à l’école, lorsque l’impubère Sevim, passée de favorite aux suspects privilèges – objet du désir, au fond – à élève répudiée et tête de Turc, vient offrir un gâteau à Samet : ce geste, explicite, significatif, symbolique, traduisant à la fois le repentir, le pardon et la paix, se suffit évidemment à lui-même ; or Samet, détenteur du pouvoir, de la parole, de l’ordre et de la loi, du vrai et du bon selon lui, demande des explications, persiste à chercher l’affrontement, s’enlise dans une énième remontrance qui n’est qu’un abus de pouvoir, pour ne pas s’avouer vaincu : il n’acceptera pas son erreur et niera sa part de responsabilité, cédant à la facilité de sa situation de dominant que lui octroie son poste, alors que le simple silence d’une gamine le met irréversiblement à terre et lui assène le dernier coup moral. Qu’en déduire ? La recherche de la Justice, incarnée par cette gamine persévérante et plus intelligente que son professeur, ne doit jamais cesser ni se plier totalement à l’exercice du pouvoir et à ses figures ; au contraire, elle se doit de se relever après chaque chute et guetter le bon moment pour s’affirmer et achever le combat, avec le peu d’armes qu’on lui concède : le droit, le symbole, le silence.

Nuri Bilge Ceylan, à l’image du personnage principal, travaille à l’art du portrait : il cadre à merveille, inscrit les corps dans leur géographie, saisit les nuances de lumière, va au-delà de la simple surface de l’image, creuse pour révéler les strates qui le composent. Or, si certains personnages sont bien construits, d’autres, comme Samet surtout, font preuve d’une complexité morale excessive, conduisant à des personnages au comportement incohérent, brouillant ainsi les discours. C’est l’un des défauts majeurs des Herbes Sèches. Les longueurs, les dialogues soporifiques ou encore le bavardage supposés font l’apanage de son style, à la fois poétique, politique, social, psychologique et moral, où le verbe, généreux mais nécessaire, car gage d’authenticité culturelle, tient une place centrale et où le temps se déploie en harmonie avec la réflexion. Concernant la mise en scène, le cinéaste ne déçoit jamais, il surprend même, ose, force l’admiration (le dîner en tête-à-tête ou quand il brise le quatrième mur, par exemple). Enfin, avec ce scénario co-écrit avec sa femme Ebru Ceylan, comme dans le précédent Le Poirier Sauvage, concède aux femmes les plus beaux rôles : courageuses et insoumises, subtiles et intelligentes, elles s’opposent à des hommes doubles, calculateurs, intéressés, lâches, injustes.

Un bon film dans la non-moins excellente filmographie de ce réalisateur contemporain majeur.

7,5/10

Marlon_B
8
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le 20 avr. 2024

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Marlon_B

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