Les Intranquilles
Les Intranquilles

Moyen-métrage de Marie Vermillard (2019)

À peu près aussi improbable que la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » conçue par Lautréamont, une main, hors d’âge, repose sur les lattes blondes d’un parquet. La séquence qui ouvre « Les Intranquilles » (2019), moyen métrage de Marie Vermillard qui constitue le dernier volet d’une trilogie - après « Petites Révélations » (2008) puis « Suite parlée - Récits de souvenirs enfouis » (2010) - est saisissante. D’entrée de jeu, la réalisatrice tourne son regard vers ce dont le cinéma se détourne le plus souvent : le grand âge, ses accidents, ses détresses. « J’ai l’impression que ma colonne vertébrale rentre dans le parquet », déclare, la voix ferme, l’impressionnante actrice Renée Le Calm, cent ans au moment du tournage. Corps anéanti, à terre, mais pensée vive, debout, et regard noir intense, alerte, dans le visage décharné.


Une hésitation se dessine d’emblée quant au statut de l’image. La crudité des situations, la simplicité quotidienne des décors, le filmage sans effets pourraient orienter vers du documentaire. Mais la parole des actrices, pour nue qu’elle soit, est énoncée en voix off, toutefois en adéquation étroite avec les expressions du visage, ce qui implique une réelle démarche de superposition, voire de rencontre, puisqu’il peut se produire, exceptionnellement, qu’un propos inséré dans le fil du discours soit soudain proféré en son direct. De fait, Marie Vermillard adapte ici un texte inédit de Joël Brisse, « En attendant », avec qui la collaboration scénario-réalisation est fréquente, sans que les rôles soient répartis de façon figée entre les deux créateurs.


Après l’impressionnante figure de Rose, campée par Renée Le Calm, qui évoquera aussi son mari disparu, leur lien, sa vie de femme et sa fin prochaine, se succèdent, par chapitres clairement distincts, huit autres visages féminins, livrant un discours intime, selon le même procédé, entre leur propre voix, en off, dominante, et la profération directe, très ponctuelle. Les cinq suivantes expriment un malaise, une insatisfaction : Karine (Swan Starosta) déménage, suite à une rupture amoureuse, qui semble engendrer plus d’amertume que de souffrance, et peu de regrets. Jeanne (Sophie Letourneur) gravit une montagnette, non loin de la mer ; son compagnon l’a distancée et tous ses doutes quant au couple qu’elle forme naissent de ce qu’elle éprouve comme un abandon. La petite Zoé (Sarah Cornec Jimenez) ne veut pas se montrer dans son école vêtue d’une combinaison de soie rose et se plaint de sa « mère folle ». Françoise (la grande actrice Liliane Rovère) traîne dans la rue son sac de courses, ses intestins douloureux et ses difficultés de communication avec les êtres vivants autres que les oiseaux auxquels elle jette de la nourriture. Julie (Caroline Deruas) laisse sa pensée vagabonder dans le train qui l’emporte, s’interrogeant sur son besoin d’être aimée et d’avoir un homme dans sa vie... Dans le droit fil, un virage s’amorce toutefois, insensiblement, avec la figure suivante qui, elle, assume une solitude heureuse et confortable ; Barbara (Nathalie Richard) se réjouit davantage d’une soirée en célibataire au creux de son canapé que d’une sortie au cinéma en compagnie de l’homme qu’elle fréquente occasionnellement.


Les deux dernières « intranquilles » présentent une structure plus ouverte, ou qui ménage une promesse : Lathi (Asja Nadjar) est enceinte et développe tout un questionnement riche et fécond sur ce passage de la femme à la mère et sur l’enfant qu’elle porte. De même que Rose, elle ose une parole de doute et d’inconfort, loin du discours lénifiant si souvent produit. Mia (Clarisse Plichard), enfin, est heureuse, amoureuse, et, s’abritant de la pluie sous une voûte, attend l’homme qu’elle aime ; mais le doute trouve le moyen de s’insinuer : l’amour si intimement éprouvé dans sa chair est borné dans le temps par la fin de l’été qui s’annonce dans cette pluie d’orage...


Marie Vermillard, sur le texte de son complice Joël Brisse, livre un film sensible, questionnant, et qui, tenant les promesses du titre, brosse un portrait particulièrement « intranquille » de la féminité.

AnneSchneider
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le 21 juil. 2020

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Anne Schneider

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