C’est un peu le film-puzzle ultime, un rafraîchissant whodunit construit sur un scénario manifestement écrit par des fans du genre. Stephen Sondheim et Anthony Perkins semblent en effet l’avoir absorbé et digéré pour en extraire la moelle. Dans leur écriture (et c’est clairement un film d’écriture), ils admettent explicitement que le whodunit ne se sert pas d’un drame sanglant pour tisser une tragédie : c’est un jeu, qui doit être conçu et reçu comme tel.


Ce film amusé et amusant prend donc ce principe du jeu très à cœur, et multiplie les énigmes jusqu’à en faire un principe qui dilue la dimension dramatique dans celle du jeu de piste. Le film fait donc appel à notre intellect et à notre âme d’enfant, étant une sorte de chasse au trésor pour adulte : il y a le crime initial, les différents jeux mis en place par Clinton, le “vrai” crime plus tard, ceux qui suivent après… Tellement d’énigmes à résoudre. En fait, il faut résoudre des énigmes pour résoudre l’énigme. C’est l’ancêtre d’un espace game ou d’une murder party, qui auraient été conçus comme un film.


Cette dimension ludique exacerbée pourra en dégoûter certains. C’est le film comme divertissement ultime, qui n’apporte rien d’autre au spectateur qu’un concept à résoudre. Pas de remarques fines sur la nature humaine, pas de bouleversements des conceptions établies, pas de pathos, pas de catharsis. Le cerveau du spectateur n’est pas comme une substance sensible que le film viendrait nourrir, c’est une machine à réfléchir que le film met au défi. Celui qui regarde prend alors un rôle actif : il est joueur autant que spectateur. Et je comprend que ça puisse heurter ceux qui entretiennent des aspirations plus grandes envers ce que peut être le cinéma. Mais heureusement, il est un grand buffet où tout le monde peut trouver ce qu’il aime. Bref.


Les autres trouveront un film avec une redoutable mécanique, où chaque rouage, grand et petit, s’imbrique joliment avec les autres pour former une intrigue presque constamment intrigante et surprenante. Et ce qui s’y trouve de plus savoureux, bien sûr, c’est la façon qu’a le film de subvertir quelques grands principes du whodunit. Je ne rentrerais évidemment pas dans les détails, mais je ne suis pas surpris d’apprendre que ce film a été l’une des références principales de Rian Johnson pour À Couteaux tirés.


Avec ce film qu’il précède de plusieurs décennies, Les Invitations dangereuses constitue sans doute l’un des meilleurs exemples d’une conception moderne (ou post-moderne ?) du whodunit, prenant place dans un milieu contemporain, laissant une large place à la comédie et à des personnages hauts en couleur, et, encore une fois, faisant preuve d’une grande imagination et d’une bonne connaissance des préconceptions des spectateurs envers le genre pour mieux pouvoir les surprendre.


À Couteaux tirés est sans doute plus réussi (comme Gosford Park, autre exemple de whodunit moderne), car se montrant capable d’ajouter un peu de chair à son mécanisme, à travers une résonance sociale plus forte et en plaçant un personnage plus attachant en son centre.


Les Invitations dangereuses semble plus intéressé par l’idée, plus simple, de montrer quelle belle bande de salopards peuple les milieux aisés du cinéma. C’est une version plus moderne et féroce d’un exercice qu’Agatha Christie elle-même appréciait, le portrait de nantis égocentrés et vachards, mais ça reste quelques simples gros traits apposés sur le portrait d’un milieu que Sondheim et Perkins, comme Christie en son temps, connaissait bien.


Ce genre d'anthropologie des grands salons pas bien fine reste quand même savoureuse dans la perspective joueuse que le film adopte : c’est une comédie, et les acteurs s’en donnent à cœur joie, ce qui fait toujours plaisir à voir. C’est aussi un jeu de massacre qui prend place dans une Méditerranée ensoleillée et autour d’une galerie de personnages à la vibe très à cheval entre les années 1960 et 1970. Le film est donc aussi une capsule temporelle assez fun en ce sens.


Mais encore une fois, le plat principal reste ici l’intrigue finement ciselée. Pour les amateurs du genre, c’est vraiment inratable.

ClémentLepape
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le 5 avr. 2022

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Clément Lepape

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