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Relecture du Vertigo d'Hitchcock. Un homme, Bobby (John Lauglin), frustré dans son ménage, est recruté par le directeur d'une agence de mode afin de suivre en filature Johanna (Kathleen Turner), la styliste de la boite, persuadé qu'elle espionne pour une agence rivale. La suivant, il va se rendre compte que ce n'est pas le cas. Sous le sobriquet de China Blue, elle arpente les rues chaudes du L.A. nocturne en quête de plaisirs tarifiés. Mais gare à un prêtre sérieusement dérangé (Anthony Perkins) se donnant pour mission de la sauver. Pourquoi elle ? Elle n'est pas vraiment une prostituée, elle s'adonne à une double vie, un jeu de rôle où elle est maitresse de la situation, singeant la femme potiche dans des mises en scène volontairement grossières, kitsch, trash, parodies de vaudeville, toutefois jamais vulgaires. La transaction n'étant qu'un moyen de fermer la porte aux sentiments. À l'ère Reagan, c'est l'avènement de l'executive woman que Johanna représente le jour. Mais il s'agit toujours d'un contexte lourd, même dans une agence de mode, où les femmes n'ont pas le droit d'exprimer, d'afficher ce qu'elles veulent vraiment, quitte à passer pour des femmes faciles. En fait, la barrière executive woman/prostituée dans ce film met le doigt sur un engrenage sérieux: les hommes fuient les femmes qui ont des responsabilités ou ont peur des femmes libérées, mais pas des prostituées. L'ironie, c'est que China Blue, telle une drag-queen (rappellant les changements de look d'Annie Lennox, oscillant entre la femme d'affaire androgyne, la bourgeoise prostrée et la vamp délurée dans les clips d'Eurythmics) se joue des hommes pour avoir sa propre satisfaction, tour-à-tour grivoise, audacieuse, agressive, grande gueule, provocante, incandescente, lumineuse, ardente, impériale. Bien que d'un autre côté, elle reste persuadée que les hommes sont primaires, tarés, incapables d'assumer leurs fantasmes et qu'ils ne peuvent être voués qu'à la bagatelle. Bobby la suivant, verra clair dans son jeu, l'empêchera de sombrer dans une audace se transformant en fuite totale, la persuadera qu'une fusion libidineuse et égalitaire est possible. Entre la pute qui fait des métaphores et la styliste bourreau de travail, il perçoit une vraie nature. Moralité, le salut d'un couple, selon Ken Russel, est d'intégrer la part du cul.


On savait déjà que Kathleen Turner avait le don pour jouer des femmes incendiaires (Body Heat), ici elle se montre radicale, voire même clairement féministe.
Offusquée par le sujet, la presse a laminé le film à sa sortie. Peut-être était-il un tantinet en avance sur son temps, à l'instar des vampires dans The Hungers. Esthétique New Wave, néon bleu électrique, rues en Pandemonium (où l'on peut croiser une certaine Pamela Anderson), une pub trash, marque de fabrique de Ken Russell, passant dans le téléviseur de Bobby, lui donnant la lucidité nécessaire concernant son ménage, bande-son en écho à celles des pornos de l'époque, effet ombres chinoises très explicites où l'on est heureux de voir Johanna/China Blue et Bobby s'épanouir dans une chambre aux allures de Babylone à l'abri d'un monde qui empêche de communiquer le Moi intérieur. Même le personnage de Bobby bien qu'il soit dans la posture du mari infidèle, n'a rien d'un salaud. Flanquée d'une épouse (Annie Potts, la secrétaire des Ghostbusters) qui a effacé depuis belle lurette tout désirs personnels au profit de la gestion de l'argent et de la maison telle une ménagère fifties (on est en 1984), Bobby a beau tenter de lui faire exprimer ses propres pulsions, elle est obnubilée par l'achat d'une piscine (métaphore de la réussite matérielle, des pulsions noyées, de la libido refroidie et du mariage qui va à l'eau). On comprendra donc que Bobby n'est pas un pervers. Simplement un homme qui ne veut pas être effacé par le système, qui veut préserver sa consistance et pour cela, il lui faut être touché comme preuve. Cela concerne aussi Johanna. Ken Russel a eu la bonne idée de ne pas lui attribuer des justifications pathétiques, piège facile dans une telle perspective. Hors de question de la faire passer pour une brebis galeuse, une femme sans éducation, anti-sociale, schizophrène, manipulatrice, traumatisée, violée, bafouée, inconsciente ou en décalage avec la société, attendant de trouver le boy-scout qui va la remettre, comme si acquise, sur le droit chemin du conformisme. Notion qui semble être considéré comme un vampire dans ce film et qu'elle défie en se comportant comme une petite fille, heureuse de mener son propre conte. Ses multiples déguisements et looks, à rapprocher d'un drag-queen, démontre le plaisir infantile d'être une autre, mais les sensations qu'elle en retient, sont uniques. On saura simplement de façon anecdotique que son précédent mari l'a quitté, déclic assez suffisant pour entrer dans une spirale si vertigineuse . Et qu'à travers ses moeurs tout au long du film, puis son magnétisme avec Bobby, elle a conclu avant lui que c'est le manque de communication qui empêche d'articuler les fantasmes. Malgré les apparences, elle ne joue pas avec ses désirs qu'elle prend au sérieux. Elle sait toujours ce qu'elle veut. Mais ne crois pas initialement qu'elle puisse trouver son égal tout aussi anti-conformiste chez un homme. Ce sera pourtant lors de son premier rapport avec Bobby qu'un gros plan sur son visage, effacera la barrière Johanna/China Blue. Encore que, têtue, la demoiselle ne voudra pas reconnaitre de prime abord qu'elle a trouvé le complice adéquat à ses convictions. Cela inverse la perspective, car c'est Bobby, en fin de compte qui adopte la psychologie dévolue à un personnage féminin, sans en faire des tonnes dans la parodie. Se retrouvant lui-même face à une femme au caractère bien trempée, il n'est toutefois ni métamorphosé en esclave, ni en défouloir ou en bellâtre (qui est l'écho phallique de la potiche). La quête du plaisir de Kathleen Turner est en ce cas, très comparable à la quête primitive et scientifique de William Hurt dans Au-delà du Réel, le précédent film de Ken Russel, sorti quatre ans avant. John Lauglin assume les fonctions, occupées par Blair Brown qui jouait l'épouse du scientifique, point d'ancre à la fois salut tributaire car empêchant le conjoint/personnage principale de sombrer dans le néant et complice propice pour le partage des expériences et d'une certaine perspective de la réalité toujours bonnes pour l'évolution du couple. Machiste, Ken Russel ? Non. Provocateur ? Un peu. En tout cas, playdoyer en faveur de la parité des sexes. On repense à Belle de Jour de Luis Bunuel, mais il s'agissait d'une attaque à la bourgeoisie et n'osait pas concerter un questionnement direct sur la femme, son rapport à l'homme, ses pulsions. En revanche, il est certain que la performance crue de Kathleen Turner n'a pas échappé à certaines actrices qui y ont perçue autre chose que du sensationnalisme. Avant elle, Zoe Tamerlis Lund dans Ms. 45 et Anne Carlisle dans Liquid Sky se muaient en femmes fatales pour mieux détruire leurs oppresseurs, Daryl Hannah passait d'une cyborg programmée pour le plaisir à une arme de guerre dans Blade Runner, des solutions jouissives mais à la limite du misandrisme. Après elle, Isabella Rossellini livrera une performance de femme fatale anti-glamour, osant montrer un corps meurtri par les assauts de Dennis Hopper dans Blue Velvet, Madonna démontrera une vraie nature de femme libre, n'en faisant qu'à sa tête dans Recherche Susan Désespérement, Melanie Griffith brisera la barrière bad girl/girl next door dans Dangereuse sous tout rapport, Jennifer Jason Leigh abandonnera les rôles de lycéenne ou de girlfriend par la grande porte Last Exit to Brooklyn en jouant une prostituée, extrêmement dénuée de sentimentalisme et Michelle Pfeiffer dans Batman n'aura plus peur de rien en métamorphosant la nunuche Selina Kyle en une Catwoman affichant fièrement ses vices. La critique a eu beau malmener le film, mais l'étiquette pute était le meilleur moyen d'écouter, montrer à Hollywood, une femme s'exprimer sans euphémisme, en toute franchise sur ses désirs. Point question à l'époque de créer des filles à la Sex in the City;Johanna/China Blue est en fait le prototype de Kim Catrall alias Samantha. Le message est clair: si Johanna ne jouait pas à la prostituée, lui aurait-on accordé tant de liberté dans ses envies ? Et c'est peut-être ça qui a choqué les critiques, puritains hypocrites et vrais machos.
Quand au prêtre, joué par Anthony Perkins, il n'est pas utilisé comme une charge contre la religion car telle La Nuit du Chasseur, il n'est clairement pas un prêtre. Si vous daignez suivre le film jusqu'au bout, vous vous rendrez compte qu'à travers sa folie, il est fasciné par l'émancipation double de Johanna/China Blue, au point de vouloir devenir ELLE. Il s'agit d'homosexualité refoulée, toutefois il reste un personnage fort et menacant, bien que sacrifié en fin de film ramenant évidemment au méchant dans Laura d'Otto Preminger et surtout Norman Bates dans Psycho, mais cette fois, sans justification de la mère parasite. Car son modèle China Blue lui a juste démontré que le conformisme est une idée préconçue. Encore quelques années et ce sera au tour de l'homo de pouvoir choisir, affirmer, dépasser, fusionner, casser la barrière homme viril/drag-queen.


China Blue, l'association de la fesse, du thriller léché, de la poésie urbaine, du queer et du film de moeurs...


À voir !

AntoninHeurtin
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le 9 déc. 2016

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Antonin Heurtin

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