Ou une bonne raison de ne pas être trop blasé dans la vie
[Avertissement à l'adresse du lecteur qui n'a pas encore vu Les Misérables : la note Sens Critique du film, proprement scandaleuse, donne une bonne idée du profil-type de ses abonnés, dont certains semblent confondre "sens critique" et lassitude vaguement cynique. Le fossé incroyable entre cette note et celle du bien plus populaire IMDB (passant de 4,7 à... 7,7 !!) rappelle un peu le clivage révolutionnaires parisiens/paysans royalistes, pour faire une analogie dans le ton, bien qu'un peu extrême. La moyenne par voie de justice divine, elle, taperait sans doute plus aux alentours de 6. Allez, on va faire son difficile et lui mettre un 5.]
Enfin, back to ze topic. Difficile d'imaginer l'effet qu'un tel film pourrait produire sur le spectateur étranger à la comédie musicale culte de Schönberg et Boublil. En être un fan devant l'éternel, comme votre serviteur (et surtout de son 25ème anniversaire tenu à l'O² de Londres en 2010), rendait naturellement exigeant : epuis combien d'années ce film était-il attendu ? Trente ? Inversement, cela pouvait également inspirer une certaine tolérance, car le simple fait d'ENFIN voir la chose en film, dans un univers de cinéma autrement plus immersif et flexible que celui de la scène de théâtre, avait de quoi suffire à certains. Pour cela, il fallait simplement que le produit final ne soit pas TROP mauvais. Parce que faut pas déconner quand même.
Résultat ? Sans être véritablement réussi, Les Misérables par Tom Hooper n'est certainement pas mauvais. Il a d'abord de solides arguments visuels : la maîtrise technique du réalisateur du Discours d'un Roi assure la réussite des scènes les plus complexes, comme l'attaque des barricades, et la photographie de son chef opérateur habituel est une des plus belles de ces dernières années (sérieusement). La direction artistique est d'une beauté tout aussi exemplaire, et l'intégration des effets spéciaux numériques est généralement réussie (voir les vues de Paris, ou la reconstitution de la Seine telle qu'elle était à l'époque).
Puis vient le joker, le parti pris hautement casse-gueule de l'enregistrement "live" des chansons, dans un mode bien moins opératique. Le coeur des Miz étant sa musique à tomber par terre, c'était pour le moins risqué. Mais cela aurait peut-être payé au final, si le casting avait été impeccable... et c'est là que le bât blesse, hélas. Oui, Anne Hathaway méritait son Oscar pour sa performance bouleversante dans le rôle pourtant très court de Fantine. Samantha Barks y est aussi rayonnante qu'à à l'O² (et son On My Own y est aussi superbe), et Eddie Redmayne est une véritable révélation dans le rôle de Marius (excellentes performances de Heart Full of Love et Empty Chairs at Empty Tables). Même la chtite Amanda Seyfried, pourtant pas au niveau (Les Miz, c'est autre chose que Mamma Mia!), s'en sort in extremis dans le rôle de Cosette... sans doute parce que ce personnage est le moins intéressant du livre, mais aussi grâce à sa véritable alchimie avec Hugh Jackman. Quant au couple d'affreux Helena Bonham Carter/Sacha Baron Cohen, ils font de bons Ténardiers, éléments davantage comiques que déprimants dans la comédie musicale.
Mais le problème se situe à l'étage supérieur. Celui où les deux protagonistes principaux, Valjean et Javert, sont censés nous en faire voir de toutes les couleurs... ce qui n'est pas vraiment le cas dans le film de Hooper. Enfin, soyons justes, et ne mettons pas les deux acteurs dans le même panier. Le premier mérite quelques heures de travaux d'intérêt général, tandis que le second mérite la peine de mort par décapitation, voire par Jonas Brothers. Le premier, c'est le grand et charismatique Hugh Jackman, qui met dans ce film absolument TOUT ce qu'il a, et ne manque pas d'émouvoir, mais se plante hélas sur les plus gros morceaux (comme "Bring Him Home"...), quand il ne fait pas de mauvais choix de déclamation (voir toute l'ouverture et sa manie de faire trainer les voyelles). Le second, c'est Russel Crowe... qui ruine quasiment TOUTES ses chansons (à l'exception peut-être de son suicide, qui profite de ses indéniables talents d'acteur), et dont l'improbable association à ce projet relève presque d'une affaire non-classée de X-Files. Dans les moments de silence, le face-à-face entre les deux acteurs a une sacrée gueule. Mais Tom Hooper devait savoir que Crowe chanterait tout autour... gâchant ainsi la géniale Confrontation, dialogue chorégraphique où les mots des deux personnages s'entrechoquent.
La question se posait plus haut de savoir si connaitre la comédie musicale AVANT de découvrir le film de Hooper est une bonne ou une mauvaise chose. Sous cet angle, c'est assurément une mauvaise. Si la performance de Russel Crowe envoit ce dernier aux fers, les souvenirs de Philip Quast et surtout Norm Lewis en Javert coulent littéralement son navire : il suffit de comparer leurs performances respectives du fabuleusissime "Stars", anémique dans le cas de Crowe, poignante dans le cas de Quast, puissante et parfaitement déclamée dans le cas de Lewis. Quant à Jackman, les souvenirs de Colm Wilkinson et Alfie Boe lui laissaient peu de chances de briller. Injuste, peut-être ; mais personne ne leur forçait la main.
Pour autant, le film de Tom Hooper reste tout à fait recommandable au spectateur connaisseur, ou amateur de comédies musicales, ou simplement ouvert d'esprit, et sa note est justifiée malgré tout ce qui a été écrit plus haut. Grâce à ses solides arguments esthétiques, les talents d'acteurs de ses interprètes principaux et la qualité de son supporting cast (il faut citer Aaron Tveit, qui finit par convaincre en Enjolras), il sait se montrer à de nombreuses reprises digne des textes géniaux d'Herbert Kretzmer, et réserve d'excellents moments : la confrontation Valjean/Fantine fonctionne, tout comme les scènes avec les jeunes communards (formidable Red and Black, profitant largement des excellents décors), ou encore la mort d'Eponine (A Little Fall of Rain, enfin jouée à sa juste valeur, ridiculisant cette fois-ci celle de l'O²). Enfin, il a l'excellente idée d'assurer spectaculairement dans ses dix dernières minutes, bouleversantes comme elles doivent l'être. A ce moment-là, l'obstination du metteur en scène et l'implication de Jackman finissent par payer. Et en fans des Miz, on leur est reconnaissant d'avoir essayé.