Au théâtre ce soir (demain il se sera fait la malle)

Les ogres, c'est le tourbillon d'une troupe de théâtre itinérant. Pas de l'école Francis Huster, merci bien, plutôt dans le genre doux-dingues saltimbanques qui débarquent dans les villes comme des huns derrière lesquels le calme ne repousse pas, jouent pour une poignée de curieux trois jours durant, avant de remballer tréteaux et costumes pour aller décoiffer d'autres contrées.


Il y a une frénésie. Les représentations filmées entre scène et coulisses, la tchatche pour rameuter des passants à venir découvrir Tchekhov, l'ivresse, les rires, la marmaille jamais loin, les engueulades monstres pour des motifs couillons ou pour des cicatrices profondes. La caméra joue alors le rôle d'œil du cyclone, sans cadrage parkinsonien mais dans un mouvement qui épouse le ballet bordélique de la troupe. Le bordel mais aussi l'excès font partie de l'ADN de ces ogres et donc oui, c'est excessif en bruits et en accordéon (il y a - vraiment - trop - d'accordéon - dans ce film). Mais au moins ça vit et ça vit fort. Quelques visages familiers (Adèle Haenel et Marc Barbé) et surtout de véritables comédiens de théâtre ambulant forment la troupe, dont les propres parents de la réalisatrice. D'où le sentiment de naturel et d'énergie brute qui ressort à l'écran, ainsi qu'une affection sincère pour ce milieu sans pour autant chercher à l'idéaliser.


Autre chose qui rend la virée emballante, elle ne suit pas des rails qu'on devine 5 minutes à l'avance. L'équation est simple : personnages imprévisibles + qui se foutent des conventions comme de leur première caravane = tout peut arriver. Ici je ne parle pas de scénario jamais vu ou de twists qui te mystifient les neurones, mais de la bonne sensation de ne pas pouvoir anticiper qui va dire quoi ou qui va faire quoi.


Léa Fehner pense également à faire respirer son histoire, et mieux que ça lui donne de l'intensité lorsque paradoxalement le calme retombe. Parmi les meilleures scènes, plusieurs moments clés où le tempo ralentit et les décibels s'estompent. Alors on ne joue plus, les membres de la troupe délaissent leurs masques de scène pour révéler leurs cernes, leurs rides, leurs doutes, ou simplement un sourire apaisé parfois. Autant d'accalmies essentielles car elles nous révèlent la part intime de ces comédiens pourtant portés par essence sur le camouflage, et permettent au film de dépasser le simple ouragan burlesque. Et puis il y a les soucis ordinaires. La promiscuité, les questions d'éducation, les finances. Ils sont là, dans l'air ambiant, et tombent parfois en éclairs sur cette vie en marge, lui donnant alors une réalité plus tangible.


Ils ne sont pas tièdes en tout cas, ces bouffeurs d'espace, ces briseurs de silence. On saluera leur liberté et leur fougue, tout comme on les trouvera aussi usants et outranciers. Un double visage assumé et un pari plutôt courageux, alors qu'il aurait été facile de faire un feel-good movie sur des artistes solaires qui ne sèmeraient que la joie et la culture sur leur passage. Et bien non, ici les artistes sont parfois aussi de gros cons. Ce sont des ogres. Ils s'usent les uns les autres, s'usent eux-mêmes ; l'essentiel étant de toujours repartir de plus belle.

VilCoyote
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le 28 févr. 2018

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