Quand un pylône cache un conflit fraternel… fratricide ?…

Né à Izmir en 1963, Semih Kaplanoglu s’inscrit dans la vague du nouveau cinéma turc initiée durant les années 1970 par le grand Yilmaz Güney (1937-1984) ; une vague qui se prolonge avec Nuri Bilge Ceylan et, en Allemagne, avec Fatih Akin et Thomas Arslan ; un cinéma d’auteur, qui bénéficie d’un succès d’estime, mais trop rarement d’une reconnaissance plus large, malgré le jalon de quelques Palmes d’Or.

D’emblée, et, entre autres, au sens premier du terme, on retrouve le grand souffle qui portait les films de Yilmaz Güney, ici sous la forme d’un grand vent incessant qui évoque aussi celui qui traverse certains films du Chinois Wang Bing (« Le Fossé » en 2012, « L’Homme sans nom » en 2009) et qui, alors, tient lieu de musique aux réalisateurs qui choisissent de lui accorder leur oreille.

Pourtant, c’est plutôt sous le patronage du cinéma russe que le réalisateur, scénariste, monteur, et même coproducteur de son film semble se placer presque explicitement : le plan d’ouverture sur l’œil d’un puits sonne comme un clair hommage à « L’Enfance d’Ivan » (1962) d’Andreï Tarkovski, et les plans suivants, cadrant avec douceur et presque sensualité des fruits sur un plat, font aussitôt resurgir des images récurrentes de « Sayat Nova » (1969), de Sergei Paradjanov.

Décidément à la confluence de toutes les cultures - ce qui sied bien à une œuvre turque ! -, c’est ensuite d’un film islandais que « Les Promesses d’Hasan » éveille le souvenir, lorsque survient un problème de pylône électrique pour une ligne à haute tension. Cette installation constituait déjà la cible d’une écologiste de choc, une « Woman at war » (2018), dans le long-métrage de Benedikt Erlingsson. Ici, Hasan, superbement campé par Umut Karadag, un homme bon, semble-t-il, recommandable sous tous rapports, attentionné envers les plantes, les animaux et les êtres humains qui vivent sur son domaine, apprend qu’un pylône électrique va se voir implanté, ainsi qu’un transformateur, au beau milieu de l’un de ses champs les plus productifs.

Cette nouvelle va lancer le héros dans une lutte quelque peu kafkaïenne contre la bureaucratie et dans une tentative obstinée pour faire dévier la ligne à haute tension, et par conséquent le maudit pylône, vers le champ de son voisin Muzaffer (Mahir Günsiray), champ totalement improductif et laissé à l’abandon. Impossible de ne pas songer au combat mené, dans « Un Homme intègre » (2017), de Mohammad Rasoulof, par son héros iranien contre une puissante société privée qui entend, par tous les moyens, lui racheter les terrains sur lesquels il pratique une paisible pisciculture d’eau douce. Mais de ce rapprochement naît le point d’écart et le virage intéressant pris par la réalisation de Semih Kaplanoglu : lorsque se profile, apparemment sans rapport avec les luttes d’Hasan, un projet de pèlerinage à la Mecque, suite à un tirage au sort (au passage, est dénoncé le caractère très cyniquement mercantile de l’entreprise pour ses organisateurs…), la figure du héros commence à s’enrichir, se nuancer, se teinter de complexité, voire d’ambivalence.

Pour honorer la promesse faite à sa femme, la belle et impressionnante Emine (Filiz Bozok), Hasan doit se purifier et, à cette fin, entreprend la tournée des êtres envers lesquels il s’est mal conduit et dont il lui faut obtenir le pardon… Confrontation à la part obscure, moins glorieuse, et intéressant contrepoint apporté au portrait du héros. Dans cette phase, le scénario commence à se doter d’une dimension de plus en plus tragique. Une référence au monde grec, antique, d’ailleurs confirmée par l’étrange récurrence d’un berger (Mehmet Avdan) un peu prophétique.

L’une des grandes qualités de cette démarche cinématographique est de prendre son temps. La caméra très attentive, précise, d’Özgür Eken, prend le temps d’observer tout ce bout de monde paisible mais non exempt de tensions et de drames feutrés. Son objectif ne dédaigne pas, à l’occasion, les patientes activités des insectes, la vie mouvante d’un champ ou l’écoulement chantonnant de l’eau qui irrigue tout autant qu’elle lave et purifie. De même, le scénario accorde au héros le temps nécessaire pour remonter vers la plus profonde de ses fautes, ou du moins de ses douleurs, qui n’est pas sans évoquer le superbe « Béliers » (2015), autre film islandais, cette fois de Grímur Hákonarson. L’ultime séquence mène à un affrontement fraternel titanesque, sur fond d’horizon dénudé et ouvert à l’infini, façon western. Mais, loin de ce que l’on pourrait supposer, il n’est pas dit que les combats les plus fratricides soient les plus sanglants, ni que l’emblématique « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » incarne le pire de la vengeance fraternelle. Peut-être le remords sera-t-il plus fort encore si l’œil blessé, loin de fixer le fautif, préfère se détourner d’une réalité par trop meurtrissante et sombrer dans la folie…

Le tout sans l’ombre d’une musique… Le bruit des choses, du monde, des éléments suffit bien. D’où l’attentif recueil du son, des sons, effectué par Seçkin Akyildiz, puis leur subtil mixage par Cenker Kökten. Semih Kaplanoglu signe un grand film, dont la richesse et la beauté, après avoir frappé dès l’ouverture, ne cessent de s’accroître au fil des images et des nœuds scénaristiques patiemment noués, pour aboutir à un final en apothéose sombre.

AnneSchneider
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le 14 juil. 2022

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Anne Schneider

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