(d'après John McElwee)

Dans sa conception et sa commercialisation, Les voyages de Gulliver cherchait à exploiter le filon de Blanche Neige et les sept nains, ce film d’animation de 1937 qui, de simple succès en salles, était devenu un véritable phénomène culturel. Si un long-métrage d’animation pouvait être aussi rentable, pourquoi pas un autre ? La Paramount en avait les moyens grâce au studio d’animation de Max Fleischer – dont elle était propriétaire. De plus, elle possédait plus de 1 300 salles de cinéma, un réseau national de points de vente qui lui permettait presque d’assurer des bénéfices sur sa nouvelle production.

Alors que les frères Fleischer étaient reconnus pour leurs courts-métrages de dessins animés – plus particulièrement Popeye le marin, le plus populaire des cartoons – voilà qu’une opportunité se présentait pour hisser leur travail, alors de second plan, au statut de principale attraction. A partir de juin 1938, après l’annonce du projet dans les bulletins de la profession, la production des Voyages de Gulliver commença sur les chapeaux de roue, après qu’un délai de 18 mois fut convenu avec les Fleischer pour terminer le film, dans le but de le sortir pour Noël 1939.

Bientôt, la Paramount et les studios Walt Disney allaient se tirer la bourre pour savoir qui sortirait en premier le prochain film d’animation en salles obscures. Et si le succès de Blanche Neige et les sept nains n’avait été qu’un coup de chance ? Au cinéma, l’attrait de la nouveauté avait déjà connu des hauts et des bas par le passé, avec un public qui venait satisfaire sa curiosité pour mieux se dérober quand on lui proposait la même formule. Paramount craignait une potentielle hostilité du marché face aux films d’animation servis deux par deux, et ne pouvait supporter l’idée de passer après le nouveau poulain de Disney, Pinocchio. Les journaux spécialisés s’amusaient à spéculer sur qui serait le premier à atteindre la ligne d’arrivée, le projet des frères Fleischer suscitant l’intérêt grâce à la relocalisation de son studio à Miami, en Floride.

En août 1939, des rapports indiquaient que le budget pour Les voyages de Gulliver avait été dépassé et qu’il fallait débourser 1,5 million de dollars supplémentaires. Pourtant, l’optimisme régnait dans les studios de la Paramount, à tel point qu’ils demandèrent à leurs lecteurs de « passer au peigne fin le monde fantastique » pour donner des idées de de second long-métrage animé.

Courant novembre, six publicitaires furent dépêchés par le siège new-yorkais de la Paramount à travers le pays, avec 200 000 dollars à investir en campagne de promotion, dont la plus grande partie allait être engloutie par l’achat d’encarts dans les magazines les plus vendus de l’époque. Paramount assura aux journaux que 60 millions de lecteurs seraient ciblés par ces publicités pour Gulliver. Autre facteur incitant à la confiance : l’annonce de Disney affirmant être dans l’incapacité de présenter Pinocchio avant février 1940, laissant aux Voyages de Gulliver le champ libre pour la période des fêtes de fin d’année.

Le domaine du merchandising était assez nouveau pour la Paramount. Disney avait obtenu des licences pour vendre des jouets, des poupées et d’autres gadgets à l’effigie de ses personnages, et ce depuis que Mickey Mouse était apparu rentable pour les revendeurs. Les produits associés à Blanche Neige et aux sept nains avaient cumulé plus de 498 000 dollars de bénéfices, issus de l’association de Disney avec le génie du marketing Herman « Kay » Kamen. Pour tenter de pasticher le succès commercial de Kamen, la Paramount signa la mise sur le marché de produits dérivés des Voyages de Gulliver : non seulement des jouets, mais également selon le journal Variety, « des fournitures domestiques, des vêtements et des jeux ». Les efforts de la Paramount menèrent à la création de 63 licences distinctes, égalant presque les 72 que Disney et Kamen lanceraient pour Pinocchio. Tous ces produits allaient bientôt encombrer de nombreuses listes de cadeaux et remplir la hotte du Père Noël.

Avec l’appui de Fleischer, la Paramount allait tenter les collectionneurs d’œuvres d’art en parvenant à un arrangement avec les galeries F.A.R. de New York. Des croquis et des peintures utilisés pour Les voyages de Gulliver seraient exposés et vendus dans la galerie de Manhattan, ainsi que dans des grands magasins et chez certains marchands d’art. D’après Variety : « [Cet] accord, incidemment, sous-entend que les films se sont imposés comme des œuvres artistiques de premier ordre – même s’ils intègrent ce monde à travers leur toute dernière incarnation, le cartoon ». Les collectionneurs actuels se demandent certainement lesquels de ces « croquis et peintures » – si tant est qu’il en reste – ont survécu aux Voyages de Gulliver, et combien d’entre eux garnissent maintenant des collections privées.

La rubrique « Hollywood Inside » de Variety rapporte une anecdote amusante selon laquelle la « consternation » gagna un jour les rangs de la Paramount. Un des cadres du studio aurait commandé un jus d’orange, qui lui aurait été servi « dans un verre orné de personnages de Pinocchio de Walt Disney, le film distribué par la RKO, leur concurrent direct ». Pendant des semaines, les employés de la Paramount avaient bu dans des verres à l’effigie des Voyages de Gulliver ; ce trafic de produit dérivé était donc clairement l’œuvre d’un petit plaisantin.

Arthur Mayer, ancien employé de la Paramount reconverti dans la distribution, provoqua un certain émoi quand il acquit avec son collègue Joe Burstyn les droits pour Le Nouveau Gulliver, une version russe de l’histoire de Jonathan Swift. Les deux compères commencèrent à diffuser le film grâce à un bail courant jusqu’en 1942. Cependant, par égard pour la Paramount et l’investissement colossal engagé dans la création d’un Gulliver encore plus nouveau, Mayer et Burstyn acceptèrent de faire un petit sacrifice et de retirer leur film des écrans.

La campagne de promotion déboucha sur la projection en « avant-première » du film Les voyages de Gulliver dans une dizaine de villes-clés, le 22 décembre 1939. Variety annonça que les autres villes recevraient le film « aussi vite que l’on peut tirer des négatifs Technicolor ». Les salles de cinéma affiliées à la Paramount qui n’avaient pas la possibilité de projeter Les voyages de Gulliver pendant la semaine de Noël allaient recevoir en contrepartie Le grand Victor Herbert, l’autre grosse attraction Paramount de cette fin d’année. L’information du 14 novembre relayée dans Variety fut remplacée le 2 décembre par une autre annonce, selon laquelle la sortie du film à Noël concernerait alors quarante-et-une salles, « choisies selon des facteurs géographiques et stratégiques », avec une quarantaine d’autres endroits de prévus pour une exploitation pendant la semaine précédant le réveillon. Quatre jours plus tard, de nouvelles publicités allaient encore plus loin : on parlait alors de cinquante négatifs dans les tuyaux de Technicolor pour la période de la Saint-Sylvestre.

Pourquoi tant de précipitation ? La Paramount savait qu’elle tenait là une attraction qui ferait plus de chiffre pendant les vacances de fin d’année, les enfants n’allant pas à l’école. Les grands magasins regorgeaient de produits dérivés et les publicités annonçaient que les radios « vibraient au rythme des huit chansons de Gulliver ». Ballyhoo avait probablement raison en disant que « le pays tout entier [attendait] de voir le seul long-métrage d’animation prêt pour une sortie à Noël » – le seul problème étant que la plupart du « pays tout entier » devrait attendre longtemps après Noël pour avoir l’occasion de découvrir Les voyages de Gulliver, du fait de la politique de réservation de Paramount et la quantité limitée de négatifs Technicolor.

La grande première eut lieu le 18 décembre dans deux salles de cinéma de Miami. Le choix de la ville avait dû sembler naturel, étant donné que Les voyages de Gulliver avait été en grande partie produit dans l’agglomération floridienne. L’implication du public local était double, car après tout, nombreux étaient les habitants à avoir travaillé sur le film, et tout le monde était impatient de voir le résultat.

A l’occasion de la sortie de Gulliver le 21 décembre au Paramount Theatre, alors situé à Times Square – New York, la salle de cinéma phare fut décorée aux couleurs du film. Elle accueillit « un festival de Noël de Fanco & Marco avec plus de 200 jeunes sur scène », ainsi que le grand orchestre Glen Gray and the Casa Loma pour assurer encore plus le spectacle. Comme on pouvait le prévoir, tous les records d’affluence du Paramount Theater furent battus. Les séances en matinée en particulier avaient du succès, les projections de jour étant celles qui accueillaient le plus d’enfants. La plupart du temps, les 3 664 sièges de la salle étaient occupés le matin, tandis que la fréquentation des séances du soir était « très bonne, mais pas au maximum des capacités ». Le tarif des places oscillait entre 25 et 99 cents. En journée, la police était régulièrement appelée pour contrôler les foules de spectateurs ; la cohue autour de Gulliver coïncidait avec la bousculade des tout derniers jours de shopping en prévision de Noël. On entendait les gérants de boutiques de cadeaux se plaindre des files d’attentes bloquant l’accès à leurs commerces.

« La soupe au canard des enfants, beaucoup moins passionnant pour les adultes », tels furent les retours des professionnels de New York pour Gulliver au terme d’une première semaine d’exploitation à la rentrée des classes. Partout ailleurs, même son de cloche. Le public adulte n’était pas aussi emballé au sujet de Gulliver comme il l’avait été pour Blanche Neige. Les parents emmenaient leurs enfants au cinéma, mais seules les petites têtes blondes assistaient à la séance. Des observateurs remarquèrent que le film avait « moins de succès après les fêtes de fin d’année » au Roosevelt Theatre de Chicago, sa troisième semaine d’exploitation marquant une forte baisse de fréquentation comparée à la corne d’abondance qu’avait été la semaine de la Saint-Sylvestre.

Gulliver était-il décevant, ou Paramount n’arrivait-il juste pas à faire aussi bien que Disney ? Clairement, le film n’égalait pas la virtuosité artistique de Blanche Neige. Les critiques étaient bonnes, certaines plus que généreuses ; mais toutes s’accordaient à dire que Gulliver n’arrivait pas à la hauteur du chef-d’œuvre de Walt Disney, le seul long-métrage d’animation qui s’imposait alors comme élément de comparaison avec Les voyages de Gulliver.

Cependant, on mesure les succès par les bénéfices engendrés, et sur ce point, Les voyages de Gulliver n’avait pas raté son coup. Le président de la Paramount Barney Balaban donna donc le feu vert aux frères Fleischer pour commencer la réalisation de leur second film, qui n’avait pas encore de titre ; mais selon un reportage de presse spécialisée de janvier 1940, il aurait « abordé le sujet de la mythologie grecque ». En fait, ce choix découlait d’un vote des cadres de la Paramount, qui avaient sélectionné quatre thèmes sur les vingt proposés avant de retenir la mythologie – au final, le second film des frères Fleischer sera Douce et criquet s’aimaient d’amour tendre, qui n’a évidemment rien à voir avec la mythologie grecque.
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le 2 nov. 2014

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A la fois merveille et acteur de la "Guerre Froide" de l'animation.

Et je pèse mes mots. Oui vous ne le connaissez probablement pas, oui la qualité de l'image est un peu dégueulasse (mais plus trop, voir à la fin de ma critique), oui c'est Gulliver alors on connait...

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