Dégâts collatéraux de la mort, sur fond d’ultra-moderne solitude

Si les dieux lui prêtent vie, si les petits cochons ne le mangent pas, et si le sale virus ne ruine pas totalement les conditions de sa sortie, « Little zombies » est un film qui devrait rencontrer son public. Ses publics. Tant ses qualités sont grandes, variées et multiples.


Après un court très remarqué et couronné par le Festival de Sundance, « And so we put goldfish in the pool » (2017), Makoto Nagahisa ouvre son premier long-métrage de façon saisissante : le propos, éminemment nostalgique - l’insupportable du deuil, lorsqu’il s’abat de façon trop massive et trop précoce -, est traité de façon résolument décalée et sur un rythme trépidant qui pose d’entrée de jeu un grand écart fond / forme. Surviennent ainsi quatre pré-adolescents, mis en présence par la perte simultanée de leurs deux parents, chacun pour une raison bien spécifique, qui se dévoilera au fil du scénario et de la fuite en avant dans laquelle sont projetés les quatre jeunes gens : accident de car, suicide, meurtre, incendie...


Le souci de vraisemblance (que soient ainsi réunies de pareilles conditions de départ) se trouvant d’emblée élégamment mais efficacement congédié, le jeune réalisateur et scénariste japonais peut toutefois se livrer à une plongée rarement poussée aussi loin concernant les possibles effets - bien réalistes, eux - du deuil. Le titre du prologue l’annonce sans ambages : « Pourquoi j’ai pas pu pleurer à la mort de mes parents » : arrachement à soi, insensibilité apparente, risque de dépersonnalisation... Les paroles placées dans la bouche de Hikari (plaisir de retrouver le prometteur Keita Ninomiya, découvert en 2013 dans le beau « Tel père, tel fils », de Kore-Eda ; déjà une forte histoire de parentalité...) sont éloquentes : « La réalité était trop débile pour pleurer », « Moi, je pleure pas car personne pourra m’aider », « Je suis triste, mais ne ressens aucune souffrance ». Pour contrebalancer ce tableau psychique audacieux, qui ne minimise pas les effets délétères du deuil, le filmage, loin de sombrer dans une sensiblerie et un pathos qui ne pourraient qu’alourdir le propos jusqu’à le rendre insupportable, se réfugie dans le détachement dont sont frappés les jeunes orphelins : scènes captées en surplomb par la caméra de Hiroaki Takeda (déjà présent à l’image pour « Goldfish... »), comme dans un jeu vidéo (voir le déplacement des deux fourgonnettes funéraires, semblables à deux petits curseurs), musique ad hoc, entièrement synthétique, composée par le duo américain Love Spread. Par un tour de force assez remarquable, le fond et la forme cessent d’être en décalage (sensibilité / insensibilité), mais se rejoignent de manière fulgurante, puisque la forme illustre ainsi la « sensibilité brutalement détruite » dépeinte par le psychanalyste hongrois contemporain de Freud, Sandor Ferenczi, au contact du trauma.


Étant donné qu’un réel outrageusement violent a fait voler en éclat les barrières du prévisible et du vraisemblable, le scénario peut dès lors s’engager dans une linéarité qui relèverait aussi bien du rêve éveillé et qui permettra d’aborder d’autres thématiques, d’autres questionnements : comme happés dans le déroulement d’un conte, les enfants vont brutalement accéder à la notoriété, à travers le groupe qu’ils fonderont, groupe éponyme, the « Little Zombies », et dont le réalisateur écrit les paroles. Comme dans un conte, le quatuor croisera de cyniques prédateurs, prenant le visage de producteurs ou d’un duplice manager, et, comme dans un conte, toujours, frôlera la mort, dans des scènes qui seront l’occasion de nouvelles audaces scénaristiques. Ces péripéties autoriseront un questionnement aigu sur notre société contemporaine, sur son goût pour le spectacle, le voyeurisme, la télé-réalité ; quand le tissu des liens humains se trouve à ce point malmené, que reste-t-il des chaînes familiales, du rapport parents-enfants...? Le propos se fera par moments acerbe ; exemple, l’intitulé du voyage organisé qui provoquera la mort de l’un des duos parentaux : « Destination bonheur : cueillette de fraises sauvages »...


Car il ne faudrait pas omettre l’une des richesses de cette écriture cinématographique tellement créatrice : les références cinématographiques, en forme d’hommage ou de clin d’œil, se multiplient à un rythme si effréné, de Truffaut à Bergman en passant par tant d’autres, que l’on renonce bien vite à s’arrêter devant chacun de ces petits cailloux, semés comme en une élégance suprême, histoire de rappeler que la virtuosité, quand elle est si puissamment présente, peut ne pas céder à la présomptuosité de se croire première et sait s’incliner au passage devant ceux qui lui ont ouvert le chemin. Un chemin que l’on suivra dès lors avec attention, bien certain qu’il n’en reviendra pas lui-même de se voir défriché de façon si ébouriffante.

AnneSchneider
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le 1 mai 2021

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Anne Schneider

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