Dans son sixième long-métrage, Emmanuel Bourdieu traite de l’une des figures les plus controversées de la littérature française : Louis Ferdinand Destouches, dit Céline. En résulte une œuvre vaguement théâtrale, aux axes dramatiques nébuleux… Deux clowns pour une catastrophe dresse le portrait d’un auteur de génie au spectre moral trouble - l’évidence de son talent s’entremêlant à l’immondice de ses propos.
Le film prend place en 1948. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, Louis-Ferdinand Céline (Denis Lavant), accusé d’avoir collaboré avec l’occupant nazi, s’exile au Danemark en compagnie de Lucette (Géraldine Pailhas), son épouse. Menant une vie modeste dans la campagne profonde, il trouve du réconfort dans sa correspondance avec Milton Hindus (Philip Desmeules), un professeur juif américain fasciné par ses oeuvres. Hindus étant l’un de ses plus fervents défenseurs, Céline l’invite à lui rendre visite, voyant dans cette rencontre l’opportunité de rétablir son honneur... Le jeune professeur sera confronté au schisme entre l’auteur qu’il aime tant, et l’homme qu’il est vraiment.


Il peut être douloureux d’admettre que l’un des plus illustres écrivains français du XXème siècle - si ce n’est le plus grand - était le héraut d’une époque malade. L’auteur de Voyage au bout de la nuit a en effet rédigé plusieurs pamphlets trahissant un antisémitisme mondain : ces œuvres, entachées de théories aussi fielleuses qu’absconses, soulignent les sinuosités morales d’un homme maniant le verbe (avec maestria) pour pétrir des idées infectes. C’est cet homme que le jeune universitaire Milton Hindus dit avoir rencontré au Danemark en 1958… Un Céline à la fois sublime et grotesque, un satyre poussé dans ses derniers retranchements, un être affaibli par la prison, accusé d’avoir collaboré avec les nazis.
Louis Ferdinand Destouches s’enfonce durant cette période dans une paranoïa (presque) confortable ; il compte sur le soutien de son ami de plume et défenseur outre-Atlantique - juif de surcroit - Hindus pour laver son nom. Seulement… ce professeur de littérature de la Brandeis University décrira la personne dont il admirait les écrits en ces termes : « [Céline] est aussi bourré de mensonge qu’un furoncle de pus ». Louis-Ferdinand Céline : Deux clowns pour une catastrophe étant librement inspiré de son roman, The Crippled Giant (Céline tel que je l’ai vu), le portrait de l’écrivain dressé dans le film est tout sauf laudateur. Denis Lavant incarne un personnage excessif, au corps absurde et vêtu de guenilles, éructant sans honte des insanités tempérées par quelques traits d’esprit. Le long-métrage se concentre sur la relation que ce dernier entretient avec Lucette et le jeune universitaire au détour de visites régulières dans une maison vétuste perdue au cœur bois. La direction artistique accentue la décrépitude générale de Céline : tout n’est que désordre et poussière sous une lumière blafarde, qui n’éclaire réellement que les derniers traits du génie de l’auteur… des pages éparses, squelette désarticulé d’un potentiel futur roman. Emmanuel Bourdieu dépeint un trio d’individus aussi malhonnêtes qu’intéressés : Céline ne rêve que de sa réhabilitation, Lucette calme l’ardeur de son mari car elle voit en Hindus l’instrument de son retour à Paris, et le professeur américain suce la substantifique moelle de l’écrivain qu’il vénère dans l’espoir de pouvoir écrire, à son tour, « un grand livre ». Seulement, si les manipulations des deux derniers sont exposées avec une certaine mesure, celles de l’homme-animal Céline sont percluses d’exagérations : l’écrivain est un raciste malpropre, irascible, voyeur (voire pédophile) et mythomane ; et le jeu princièrement théâtral de Lavant, censé - il est aisé de le comprendre - traduire la grandiloquence (fantasmée) de l’auteur de Mort à Crédit, précipite l’œuvre dans un amoncellement de saynètes bavardes et outrancières. D’aucuns reprocheront à Deux clowns pour une catastrophe sa pauvreté stylistique, son absence de rythme, sa construction théorique impropre au langage cinématographique, l’omniprésence de sa musique (aussi agréable que hors-propos) et l’inconstance de la direction des acteurs – difficile de leur donner tort. Mais ce serait occulter l’étrange fascination suscitée par un personnage aussi bien capable de trivialité que de finesse, à la hargne franche et aux motivations douteuses. In fine, au-delà des apparences, le Céline dépeint par Emmanuel Bourdieu est, à l’image de l’homme, trouble et dérangeant… et les appréhensions du spectateur à son égard de se mêler à celles de Hindus. Il fallait pour cela pénétrer dans l’intimité de l’écrivain, au prix d’un certain lymphatisme dramatique. L’exercice était périlleux, l’exécution est imparfaite, le résultat… intrigant.


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le 16 mars 2016

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