Louis Lumière
7.4
Louis Lumière

Documentaire de Éric Rohmer (1968)

Quel plaisir de pouvoir écouter Jean Renoir et Henri Langlois disserter sur le cinéma, sur sa genèse en l'occurence à travers l'étude du cinéma de Louis Lumière. Mais cette étude permet justement de s'interroger sur le propre du cinéma ; plus qu'un documentaire sur Louis Lumière, c'est un documentaire sur l'essence même de l'art cinématographique.


Et j'ai vraiment beaucoup aimé écouter ce qu'ils avaient à dire sur cet art. Renoir dresse, dans une de ses réflexions, une première scission : il parle de la tendance Lumière et de la tendance de la fiction. La tendance Lumière serait alors la captation de la réalité. Et c'est là l'un des points essentiels du documentaire. Henri Langlois précise la pensée de Renoir : les films de Louis Lumière ne montrent pas l'histoire, mais la vie. C'est là la nuance importante qu'apporte Langlois sur le cinéma de Louis Lumière, qui a une valeur testimoniale évidente. Mais qu'est-ce que la vie, finalement ? N'appartient-elle pas à l'histoire justement ? Langlois parle de la captation de la vie comme une captation de la pensée d'une époque, de la manière de vivre d'une époque, et même de l'art de l'époque. N'est-ce pas là justement l'Histoire ? Il y a plusieurs acceptions du mot Histoire. L'Histoire serait un récit de fictions dans un premier temps. Il pourrait aussi être une reconstitution savante du passé, ce qu'on appelle l'historiographie. Ce que fait Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse , l'un des premiers grands livres d'histoire, il où fait une analyse historique fondée sur les causes et les conséquences, et ce de manière tout à fait chronophage. Mais il y a une troisième acception du mot Histoire. C'est ce que Paul Veyne définit dans Comment on écrit l'Histoire ? . Paul Veyne parle du ‹‹ Champ évènementiel››, il prend l'Histoire comme une totalité, la totalité des 80 milliards de Sapiens ayant existé. Si on suit Paul Veyne, la vie, c'est donc l'Histoire, et si Louis Lumière est le cinéaste de la vie, il ne peut être alors qu'un cinéaste de l'Histoire.


Mais il y a pleins d'autres réflexions très intéressantes, notamment sur l'évolution du Cinéma. Le cinéma est-il devenu un art de la succession des plans ? Y a-t-il une permanence du mouvement en art ? Oui, pour Renoir, le monde évolue, le monde vieillit, et c'est donc bien normal, car les choses changent. Finalement, la grande question posée par Rohmer est la suivante : le cinéma de Louis Lumière, est-ce véritablement du cinéma, ou une technique, un progrès scientifique ? Langlois et Renoir se rejoignent : c'est évidemment du Cinéma ! Certains parlent de l'absence de mise en scène dans les films de Louis Lumière, qui sont des films qui n'ont qu'une seule prise de vue. Mais j'ai aimé ce que dit Langlois à ce sujet : les films des frères Lumière arrivent, en une seule prise de vue, à regrouper un maximum de plans : il y a des plans dans les plans. Langlois fait de Louis Lumière une figure presque plus importante que Méliés dans les avancées technique du cinéma. Mais Langlois conclut en disant : « c’est normal, c’est la science. » Mais, est-ce que ce ne serait pas plutôt du Cinéma ?


« L’exploration de l’histoire par le cinéma sera fabuleuse » affirme Langlois à un moment. C'est intéressant à nouveau, et renvoie donc à la valeur testimoniale que peut avoir le Cinéma tout entier, et non pas seulement celui de Louis Lumière. Tout art a cette valeur testimoniale par ailleurs, mais encore plus les arts picturaux (la Peinture et la Photographie) et encore plus lorsque cela est en mouvement (Le Cinéma, donc). Du coup je trouve que Langlois se contredit un peu lorsqu'il affirme que le cinéma de Louis Lumière n'est pas de l'Histoire mais de la vie... Quand il prend l'exemple du Paris de l'élégance filmé par Louis Lumière, Langlois affirme que cela corrobore l'élégance des bourgeois parisiens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle que l'on peut saisir chez Proust par exemple. La littérature n'apporterait point de preuve historique pour dresser le tableau d'une société là où le cinéma le pourrait ? Peut-être. Même si je pense que la littérature est certainement encore plus forte… Je ne sais pas trop où me positionner d’ailleurs vis-à-vis de cette question ; mais elle est extrêmement intéressante, et ouvre la porte à de nombreux réflexions sur l’art et son histoire (et donc, sur son évolution et ses réels buts, si l’art doit en avoir).


Et il y a bien sûr une analyse très poussée faite par Langlois (et non par Renoir, ce qui peut paraître étonnant) sur le lien entre le Cinéma et la Peinture, notamment la peinture impressionniste. C'est un moment follement intéressant. Le cinéma, notament celui de Louis Lumière et de ses héritiers, serait-ce la continuation de l'idéologie artistique des impressionnistes ? L'impressionnisme, quelque part, c'est saisir une substance réelle, et c'est précisément ce que fait Louis Lumière. Cela ne peut que nous interroger, à nouveau, sur le but du Cinéma. Et forcément, chacun en a une définition différente. Renoir disait du génie qu’il se levait chaque jour avec une définition différente, car il n'arrivait pas à le définir clairement. Cela pourrait en être de même du Cinéma, et même de l’art. J'avoue avoir été un peu dépassé parfois, au vu de mes connaissances très lacunaires en matière de peinture.


Langlois revient aussi sur le fait qu'il ne faut pas oublier que le cinéma est un art plastique et non un art dramatique. Ce qui est assez juste ; on a tendance à l'oublier souvent à cause de l'utilisation sonore pour Langlois. Mais l'évolution du cinéma, qui ne rejette en aucun cas ‹‹le plastique››, ne se serait-il pas imprégné de plus en plus de l'art dramatique ? Et en ce cas là, faisons-nous encore du cinéma ? Pour Bresson, par exemple, la réponse serait catégorique : non. « La liberté en art est dangereux » affirme Renoir dans ce documentaire... Certainement. Mais n'est-elle pas là la source de la créations de nouveaux mouvements artistiques ?


Que de réflexions très intéressantes en tout cas ! Cet examen du cinéma proposé par Renoir et Langlois, deux figures d'une importance capitale dans le paysage du cinéma français (voire du cinéma mondial), est profondément intéressante et stimulante. Une oeuvre qui dit beaucoup de choses sur l'histoire de l'art ; j'ai parfois eu quelques lacunes m'empêchant de comprendre tout ce qu'a pu dire Langlois notamment, mais j'ai été conquis !

Reymisteriod2
8
Écrit par

Créée

le 11 déc. 2019

Critique lue 150 fois

Reymisteriod2

Écrit par

Critique lue 150 fois

D'autres avis sur Louis Lumière

Louis Lumière
Reymisteriod2
8

Passionnant

Quel plaisir de pouvoir écouter Jean Renoir et Henri Langlois disserter sur le cinéma, sur sa genèse en l'occurence à travers l'étude du cinéma de Louis Lumière. Mais cette étude permet justement de...

le 11 déc. 2019

Du même critique

L'Île des esclaves
Reymisteriod2
6

Critique de L'Île des esclaves par Reymisteriod2

Pièce assez sympathique, mais peu consistance je trouve. Une intrigue excellente, c’est une super idée de renverser les rôles entres maîtres et esclaves, mais je ne la trouve pas forcément bien...

le 23 déc. 2016

7 j'aime

2

L'Apiculteur
Reymisteriod2
9

Le temps (re)trouvé

Theodoros Angelopoulos est un cinéaste que je veux découvrir depuis très longtemps. Pourtant, je ne savais absolument pas à quoi pouvait ressembler son cinéma, je ne m'étais jamais véritablement...

le 28 nov. 2019

6 j'aime

Ménilmontant
Reymisteriod2
8

Critique de Ménilmontant par Reymisteriod2

Film d’une grande étrangeté, et doté d’une terrible angoisse, à l’instar un peu du plus récent Begotten. Une ambiance d’une très grande singularité en tout cas, servie remarquablement par...

le 29 août 2016

6 j'aime

2