Mangrove
7.4
Mangrove

Film de Steve McQueen (2020)

[Avertissement : Tous mes textes sur la série "Small Axe" sont regroupés dans la section consacrée à celle-ci, la longue introduction sur la série est commune à toutes critiques]


Small Axe :
Nous, Français, voire Européens, sommes toujours partants pour critiquer, voire se gausser des USA, auxquels nous aimons attribuer tous les crimes et les péchés du monde. Le racisme profond de la société états-unienne est indiscutable, et il est chaque fois plus clairement souligné, comme ce fut le cas l’année dernière avec le mouvement Black Lives Matter : pointer du doigt ce répugnant phénomène nous permet néanmoins souvent de nous dédouaner des mêmes crimes, comme si, « chez nous », forcément, ce genre de choses n’arrivaient pas. Le premier – et immense – mérite des cinq films de Steve McQueen, regroupés sous le titre de "Small Axe" et « vendus » au public des plateformes comme une série TV, est de nous raconter, sans détours, que les horreurs que nous dénonçons de l’autre côté de l’Atlantique, ont été perpétrées de la même façon chez nous (et le sont encore, bien entendu !).


Les cinq films proposés, de durée variable – le plus long, "Mangrove", dépasse les deux heures, le plus court, "Education", dure une bonne heure -, nous racontent quelques épisodes – historiquement importants ou simplement anecdotiques, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient moins pertinents et moins forts – de la difficile intégration (si l’on peut utiliser ce mot dans le modèle dit « multiculturel » de la société britannique) des immigrés antillais, et dans ce cas-ci, souvent jamaïcains, à Londres. Les cinq récits se déroulent entre 1969 et 1982, à une époque où le National Front (équivalent britannique de notre très cher RN) et les idées racistes proliféraient, idées qui avaient été d’ailleurs violemment combattues par une partie de la jeunesse « blanche », en particulier au sein du mouvement punk.


Les nostalgiques éventuels – comme nous ? – de cette époque musicale particulièrement féconde, avec le punk rock, mais aussi l’avènement du reggae comme musique populaire, et l’éclosion du ska britannique comme excroissance métissée de la musique jamaïcaine -, pourront d’ailleurs déguster au fil de "Small Axe" - dont le titre fait référence à une chanson de Bob Marley prônant la révolte individuelle contre le système oppresseur (« So if you are the big tree / We are the small axe / Ready to cut you down (well sharp) » - Si vous êtes le grand arbre, nous sommes la petite hache, bien aiguisée, prête à t’abattre…) - une multitude de titres-cultes de la musique jamaïcaine !


Inévitablement, même si Steve McQueen est l’un des auteurs-réalisateurs anglais les plus importants des dernières décennies, la qualité des cinq films est variable, allant de l’exceptionnel au plus moyen. L’importance néanmoins du discours tenu, du témoignage apporté sur des événements jamais vraiment vus au cinéma encore, est indéniable, du premier au dernier : on pourrait même dire que, alors que la Grande-Bretagne vit actuellement dans la foulée du Brexit et avec les dernières mesures liberticides du gouvernent Johnson, un virage vers l’isolationnisme et la haine de l’autre inédit dans son histoire, le timing de "Small Axe" est impeccable. Et que, quelque part, il est moins approprié de juger ces films sur leurs qualités cinématographiques que sur la force et l’importance du message politique et social. Faisons néanmoins un rapide état des lieux…


Mangrove :
"Mangrove" est le vaisseau-amiral de "Small Axe", le gros morceau, et pas seulement par sa durée : dans un monde sans pandémie, il serait logiquement sorti en salles, et aurait très certainement marqué l’année cinématographique. Il narre des faits réels, le procès des Mangrove 9, neuf personnes accusées de violences lors d’une manifestation organisée pour défendre le restaurant « Mangrove », lieu de rencontre pour la communauté antillaise de Notting Hill : ce procès fut l’occasion de la première reconnaissance officielle du racisme endémique au sein de la police londonienne. Assez traditionnel dans sa construction, le film débute par une description brutale des exactions des « bobbies » dans le quartier antillais, et en particulier contre le restaurant, ce qui mènera à la manifestation, avant d’enchaîner des scènes de procès respectant les codes du genre, avec plaidoiries mémorables, coups de théâtre et retournements de situation. Mangrove est du cinéma populaire de la meilleure facture, parce que McQueen porte toujours le juste regard sur ses personnages, leur permet d’exister à l’écran comme véritables êtres humains et non comme porte-paroles symboliques de son discours. Parce que le film respire autant le respect de tous que la (juste) indignation devant le comportement de certains. Parce que l’interprétation est entièrement superbe, même si l’on aura sans doute un coup de cœur particulier pour Laetitia Wright, magnifique incarnation d’une militante locale du mouvement des Black Panthers. Pour toutes ces raisons, "Mangrove" est l’un des films qu’il est impensable de ne pas regarder cette année, un film qui d’ailleurs devrait plaire au plus grand nombre, un peu comme "12 Years a Slave" à son époque.


[Critique écrite en 2021]

EricDebarnot
8
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le 20 mars 2021

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Eric BBYoda

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