Eloge de la barbarie (par P.P.P.)

Au terme d’un long prologue où l’on découvre Chiron, en centaure puis en humain, donner, de façon certes sibylline, toutes les clés pour comprendre ce qui va suivre, Médée s’ouvre sur un sacrifice humain rituel.


On découvre, dans un site désertique et inondé de soleil, une foule immense et parfaitement silencieuse, puis les responsables, les grands prêtres, le condamné, les sacrificateurs, tous muets. Le plus étonnant est peut-être l’attitude de la victime – souriant, presque investi, sans révolte, à peine un sursaut à l’instant où il va être entravé.


L’homme est exhibé, peinturluré, étranglé, dépecé. Le sang et les restes sanglants seront distribués à toute la communauté puis iront irriguer les champs et les corps.


Toutes les analyses, exégèses (à commencer par celles de Pasolini) ont souligné le caractère sacré et immémorial du rite.


Médée oppose deux mondes – celui de la barbarie, premier, ancestral, brut, magique et absolu, le monde de Médée (y compris dans le don de sa personne, immédiat, irréfléchi, à l’autre) et celui de la modernité, historique, actuel, rationnel, rusé aussi, et finalement très politique de Jason. Jason ne séduit Médée que pour dérober la Toison d’or ; il épousera ensuite une rivale pour agrandir son royaume.


Médée est un film difficile même si (et peut-être, paradoxalement, parce que) son argument est très simple. Pasolini dit la séparation, la perte d’un essentiel, le lien privilégié entre l’homme et le sacré, les forces naturelles, les éléments et les dieux qui en sont les symboles. Il ne le dit pas avec nostalgie mais sur un mode tragique – celui de la tragédie grecque. Simplement, et c’est là que les choses se compliquent, le récit est stylisé, presque désincarné, à l’extrême ; Les événements qui font progresser le récit ne sont jamais explicités (ainsi pour la rencontre entre Médée et Jason ou pour leur rupture), traités de façon souvent très elliptique, souvent escamotés ; quant à l’action, à commencer par les événements les plus violents ou les plus cruels, elle est le plus souvent abordée dans le hors champ ou le hors cadre, réduite à une allusion (un gros plan sur un couteau …), presque gommée.


Et le jeu des comédiens, à commencer par celui de Maria Callas, est à l’avenant, totalement stylisé, à distance de tout pathos, de tout excès expressionniste, dans la tonalité donné aux dialogues (d’ailleurs très rares) aussi bien que dans l’expression des visages – ainsi des traits de la Callas, parfaitement hiératiques, où l’expression du bonheur, de l’angoisse, de la rage, de la ruse, du désespoir, ne transparaît qu’à travers d’infimes nuances.


L’hermétisme relatif de Médée, qui tient à tout cela, peut même dans un premier temps rebuter le spectateur. C’est sans doute après une seconde vision (il est vrai largement sollicitée par les questions et les mystères du récit, qui se révèle aussi immédiatement intéressant) que l’on peut vraiment entrer dans le film et l’apprécier.


Pour dire la tragédie de la perte, celle du sacré et de la communion de l’homme avec le monde, Pasolini emploie une série de procédés assez remarquables, toujours fondés sur une opposition :


• L’opposition entre les moments totalement silencieux (en particulier pendant les rituels), ou à la parole très parcimonieuse et les temps bavards, rares, comme le prologue confié en deux temps au centaure Jason, à travers des dialogues à la fois poétiques, philosophiques et presque didactiques. Et ces dialogues disent même, le plus explicitement du monde, leur aspect à la fois vain et contradictoire : le discours de Chiron dit aussi qu’on ne vit plus le monde, on ne le ressent plus à travers le corps ni l'action, on ne sait plus, on ne sait plus que bavarder … Et on ne saurait mieux le dire :



« C’est une histoire compliquée car faite de choses et non de pensées ».



Dans cette opposition, le personnage de la Callas est particulièrement révélateur, et presque à contre-emploi : non seulement elle ne chante pas (alors même qu’elle avait chanté le rôle à l’opéra) mais elle parle très peu – quelques formules à l’occasion des rituels, avant que la parole ne finisse par apparaître, précisément aux moments où elle ne peut plus empêcher le drame.


• La dilatation du temps : c’est un des éléments les plus troublants, les plus déconcertants de Médée. De longs passages, tenus pour « historiquement » essentiels, sont quasi escamotés – à peine quelques instants pour toutes les années qui s’écoulent entre l’instant où Jason séduit Médée et celui où il la répudie, bien après la naissance des enfants. Et c’est tout aussi vrai pour l’équipée des Argonautes et de la Toison d’or. L’épopée est expédiée, bâclée, soumise à maintes ellipses – et on touche presque à la dérision : les Argonautes, héros et demi-dieux olympiens ne sont en fait que des voleurs de chevaux, à peine, des voleurs de poules, presque des clochards. Et leur fameux vaisseau, le plus beau jamais construit, l’Argo, évoque surtout le radeau de la Méduse. Le mythe ne pèse décidément pas lourd face au rite.


Et au contraire le temps consacré aux rituels, quasiment sans paroles , on l’a déjà précisé ,est très étiré, comme un temps hors temps qui ne peut s’achever. Cela vaut pour le premier sacrifice humain et le don à la terre et au soleil, cela vaut aussi pour la reprise du rituel lors du sacrifice des enfants, répété mais en prenant bien soin de laisser dans le hors champ l’action et la sauvagerie correspondantes.


Et Pasolini va même jusqu’à oser la scène dédoublée, avec la mort de la princesse rivale, présentée deux fois, longuement et presque à l’identique, pour ce qui pourrait être le rêve de Médée opposé à la réalité des faits.


• La dilatation de l’espace, avec l’opposition très marquée entre l’univers aride du désert et celui des palais et de la ville. Et le cadre ainsi posé, celui du rite et celui du mythe, échappe à toute tentative de délimitation géographique. Les lieux sont multiples, éclatés, des somptuosités arides et troglodytiques de la Cappadoce, à la forteresse d’Alep ou aux murailles de Pise. Au reste même si le travail accompli sur les décors par le grand Dante Ferretti reste impressionnant, ce sont bien les décors naturels, ceux du temps d’avant, qui frappent l'oeil du spectateur,
• Le traitement de la musique va exactement dans le même sens : essentiellement composée de percussions (cris claquements de mains) et de thèmes liturgiques, très dépouillés, empruntés à des traditions multiples, le Japon, l’Iran, la Bulgarie, le Tibet … ou encore la composition très singulière des costumes, bariolés, insolites, impossibles à rattacher à une culture clairement identifiée, tout cela confirme bien la même volonté – celle d’un véritable syncrétisme de la tradition et l’existence d’un rapport au monde universellement partagé.
• On insistera enfin sur la très étonnante métamorphose de Chiron – le centaure illustre qui réussit à sauver Jason enfin des griffes du roi usurpateur – d’abord en centaure, en référence aux anciens mythes lorsqu’il parle à Jason enfant (comme si les enfants seuls étaient à même de saisir cet essentiel, cette perception magique du monde ; mais Jason, déjà, ne semble pas vraiment l’écouter …) ; puis en humain volontiers analyste lorsqu’il s’adresse à Jason adulte et roi. Et le truquage grotesque du centaure (évidemment délibéré, comme les nombreuses « erreurs » accumulées dans le film, avec les pattes arrière qui ne bougent pas ( !) est peut-être aussi un moyen dérisoirede bien signifier la perte définitive de l’innocence.


  Et *Chiron* finit même par se dédoubler sur la même image – mais le centaure est désormais muet et son double en conseiller du roi peine à mettre en mots cet essentiel perdu – celui que le rite seul peut transmettre car il s’inscrit à l’aube de l’humanité.

Médée / Callas a bien, en apparence, conservé une partie de ses pouvoirs, de sa magie. Mais on sait, dès son arrivée en terre grecque, quand les Argonautes s’égaient sur la plage, que le contact avec la terre, avec les forces telluriques est désormais perdue. Médée court en vain dans ce nouveau désert, elle crie, mais le contact est rompu.


La perte du sacré, celle de l’innocence, engagée avec la trahison de Médée, le vol de la Toison d’or, l’abandon des siens jusqu’au sacrifice (à l’opposé cette fois de tous les rites) de son propre frère, semble irrémédiable. Et si Médée a conservé ses pouvoirs, ils ne peuvent plus entretenir désormais un rapport privilégié avec le monde, mais seulement l’aider à accomplir sa vengeance.


Le récit, s’achève donc comme il avait commencé – sur un autre sacrifice, à présent multiplié : la rivale, les enfants, jusqu’à elle-même, Médée a conservé ses pouvoirs mais elle ne sait plus s’en servir. Ils ne permettront pas de retrouver le lien perdu avec le monde mais aucontraire à définitivement briser celui-ci. La magie tourne à la sorcellerie.


(MAIS
Il n’est pas certain que cette idée de la vengeance, celle proposée par Euripide, traduise vraiment le point de vue de Pasolini. Médée le film, est une métaphore : le rêve, totalement déçu d’un retour à cette barbarie sacrée, ce lien avec le monde, porté peut-être par la voix du tiers-monde, de l’Afrique. Pasolini n’y croit plus désormais. Et Médée, la magicienne, sait que ses propres enfants, à l’image de Jason enfant incapable d’entrer dans les visions poétiques du centaure, ne pourront plus retrouver cette innocence perdue. De cet héritage dilapidé, il ne reste que bribes dont ils ne sauront que faire. Alors leur mise à mort, très différente de celle narrée par Euripide, ne tient pas de la vengeance mais bien du constat. Ils n’ont plus rien à vivre dans ce monde-là.)


Et les mots ultimes de la magicienne, ceux de Pasolini sans doute, au-delà du, pessimisme le plus absolu :



« Rien n’est plus possible désormais ».


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le 14 avr. 2016

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