Un plan. Le premier.
Une main tient une photo de polaroïd affichant le cadavre d’un homme qui vient d’être mis à mort.
Pendant que le générique défile la main secoue la photo. L’image pâlit.
Le générique continue. La main secoue encore. L’image pâlit encore plus.
Ainsi vont les choses jusqu’à ce que l’image devienne totalement blanche. Vierge.
Un plan et déjà on sait. Déjà on comprend.
Tout vient de nous être expliqué, du principe narratif singulier de ce film jusqu’à la finalité du propos, quand bien même ne le sait-on pas encore.
Le tout sera de ne pas l’oublier.
Memento. Souviens-toi …


Parce qu’en effet, il serait facile d’oublier ce qu’est réellement « Memento ».
Deuxième film de Christopher Nolan, « Memento » contient déjà tous les éléments qui feront les arguments des pros et des antis Nolan pour tout le reste de sa filmographie.
Déjà – et c’est une évidence – « Memento » est un film « prise-de-tête ».
Cherchant à nous mettre dans la peau de son protagoniste principal qui, suite à un accident, oublie systématiquement ce qu’il vient de faire, l’intrigue est montée à l’envers.
Ainsi commence-t-on par la conclusion. Leonard vient de tuer un homme et l’a pris en photo avec son polaroïd afin de ne pas oublier… Mais c’est déjà trop tard. Qui est cet homme ? Pourquoi l’avoir tué ? Quel sens à tout ça ?
Comme Leonard, nous sommes posés face au geste accompli, n’en sachant guère plus.
Et pour en savoir davantage, il va falloir remonter le temps. A chaque black-out, « Memento » rembobine à la scène précédente. A chaque fois le spectateur est dans la posture de ce Leonard qui vient d’oublier ; un Leonard qui se doit de trouver ses marques ; un Leonard qui se doit de comprendre vite.
Heureusement Nolan nous aide un peu car, à cette narration à reculons, il y adjoint des séquences en noir et blanc qui, elles, se déroulent dans le sens chronologique des événements ; des séquences qui fonctionnent un petit peu comme une notice et qui permettent au spectateur de s’y retrouver dans ce gigantesque piège de l’esprit.


De là, il serait facile de conclure que Christopher Nolan rode ses mécaniques d’enfumage.
En faisant se creuser en permanence les cervelles des spectateurs, il donne l’illusion d’un faux intellectualisme. Grâce à l’abusive complexité de son édifice scénaristique, il masque le fait qu’au fond il n’a pas grand-chose à dire.
Du cinéma de petit malin en somme…
Rien de plus faux selon moi, et je vais m’empresser de chercher à vous le démontrer…


Car si on prend bien la peine de s’y pencher un peu, on se rendra compte que « Memento » raconte bien une histoire ; une histoire qui va au-delà de celle d’un homme qui lutte contre son infirmité pour retrouver l’assassin de sa femme.
« Memento » c’est d’abord une histoire de manipulations.
Parce qu’il n’a pas toutes les pièces du puzzle en sa possession, Leonard Shelby sait qu’il ne pourra jamais voir le « big picture » dans son ensemble. Il est donc contraint de simplifier pour s’y retrouver, pour savoir quoi faire, en d’autres mots pour vivre.
Chaque polaroïd est une de ces informations simplifiées. On les pense factuelles mais elles sont en fait le produit d’interprétations expédiées. « Elle t’aidera », « Ne crois pas ses mensonges », « C’est lui. Tue-le. »
A ces fragments de certitudes s’y associent d’ailleurs des tatouages. Une plaque. Un nom. Et puis surtout Sammy Jenkins. « Souviens-toi de Sammy Jenkins… »
Bien évidemment le film passe son temps à nous montrer à quel point Leonard, parce qu’il pense en permanence son monde en vignettes sans pouvoir / vouloir les questionner, se retrouve le jouet des instrumentalisations des autres, et surtout le jouet des manipulations de son pire ennemi :


lui-même.


Car en effet, si on fait les comptes en fin de film, on réalisera effectivement que tout le monde y sera allé de sa petite exploitation du pauvre Leonard :


D’abord il y a la belle mais vénéneuse Natalie, dont on se rend compte qu'elle s'est servie de Leonard pour régler ses comptes avec un dealer nommé Dodd, un associé de son amant qui lui devait de l'argent.
On découvre aussi que Teddy n'est pas en reste. Même s'il s'avère effectivement qu'il s'agissait bien d'un flic qui, au départ, cherchait à aider Leonard, il s'est très vite servi de lui pour soutirer de l'argent à des dealers. Et pour éliminer les dealers escroqués afin d'éviter toutes représailles, il faisait faire le sal boulot à ce cher Leonard qui pensait tuer à chaque fois son fameux assassin.
Vers la fin du film, on découvrira même que le taulier du motel où loge Leonard s’amuse à lui louer deux chambres. En même temps, pourquoi ne pas chercher à profiter d’un homme qui ne se souvient même pas du numéro de sa chambre ni de quand il la payée ?


Mais si on prend la peine de remettre l'intrigue dans l'ordre, on se rendra néanmoins compte que le premier qui a cherché à manipuler Leonard reste bien :


Leonard.


Parce qu’à bien tout dérouler, quelle est la véritable histoire de Leonard Shelby depuis son fameux accident qui le rendit infirme et lui coûtera la vie de sa femme ?


Aux dires de Teddy, la femme de Leonard n’est pas morte lors de cette fameuse agression qui lui coûta la mémoire. La femme de Leonard est en fait morte des mains de Leonard lui-même. L’histoire de Sammy Jenkins, en fait, c’est la sienne. C’est lui qui a tué sa femme par surdose d’insuline. En fait c’est lui l’assassin.
Mais il se trouve que Leonard a cette faculté bien arrangeante : il oublie facilement.
Alors cette vérité là, il va l’oublier. Et à la place il va s’inventer un monde dans lequel il s’assurera de ne plus jamais pouvoir mettre la main sur ce qui lui permettrait d’avoir une vraie vue d’ensemble de sa réalité.
A traquer un assassin qui n’existe pas, Leonard peut continuer à agir de telle manière à ce que le coupable est ailleurs, faisant ainsi que sa puissance d’agir soit intégralement orientée vers ailleurs. Ailleurs que sur le vrai coupable.
En fait, Leonard se ment sciemment. Et il le fait parce que ça l’aide à vivre.
Au fond cette course au « John G. » est un exutoire ; une aliénation au fond bien arrangeante. Il est certes dur de vivre dans la traque perpétuelle d’un assassin qui vous échappe, mais ça reste toujours plus agréable que de vivre avec le poids de la culpabilité.
Teddy le dira très bien : des John G il y en a déjà eu des tas et il y en aura sûrement encore des tas, tant que Leonard cherchera à vivre dans ses illusions…


Voilà ce qu’est vraiment « Memento ».
« Memento » est un film sur la manipulation certes, mais c’est surtout un film sur la manipulation volontaire. Sur le mensonge accepté, voire sur le déni.
« We want to be fooled. » assènera plus tard Nolan dans son « Prestige ». Nous cherchons à être bernés.
C’est là le grand mantra de Nolan en tant qu’auteur et c’est normal. Un cinéaste sait que tout l’attrait de son art ne repose que là-dessus : sur l’envie des spectateurs à se laisser duper.
« Memento » raconte ça. Mieux encore « Memento » met en forme ça.
Car quel meilleur moyen de traduire cette idée au travers d’un montage inversé ? En fragmentant l’intrigue, en la découpant en petites vignettes confuses qu’on peine à emboiter ensemble, il est facile de détourner son attention, de s’inventer un monde, de s’inventer une vie, de se persuader qu’on a raison de voir les choses ainsi et non autrement…
Le montage fait que l’expérience de vie de Leonard Shelby est palpable. Après tout il est si facile de ne pas chercher à comprendre – de se laisser duper – de ne pas voir la réalité du monde dans lequel on est.
Pourtant quiconque fait l’effort de réfléchir peut dès lors comprendre. Il comprend la vacuité et le pathétisme de cette démarche. Mais a-t-on vraiment intérêt à le faire ?
…Ne vaut-il mieux pas, pour continuer à profiter du spectacle, rayer les vérités transmises par un observateur un peu trop lucide sur la situation et annoter à la place : « ne crois pas ses mensonges » ?


Telle une démonstration par l’absurde voulue par Nolan, il faut savoir que quand ce film est sorti en DVD au début des années 2000, Pathé – distributeur du film en France – s’est targué d’une édition double-disque avec en cadeau le film « monté à l’endroit. »
Pour beaucoup, la vision de ce « montage alternatif » était la preuve ultime que « Memento » n’avait au fond rien à raconter tant l’intrigue mise à plat avait quelque-chose de terne voire de pathétique.
Et bien pour ma part je pense justement tout le contraire.


Mise à l’endroit, la vie de Leonard Shelby apparait justement pour ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire une vie terne et pathétique. Leonard passe son temps à se faire balader à droite et à gauche, persuadé d’être à la recherche d’un meurtrier qui n’existe pas.
Il n’avance pas. Il tourne en rond dans son psychodrame. Il est comme une boule de flipper qui se rassure d’être tout le temps en mouvement alors qu’en fait il ne va nulle part : il reste cloisonné dans sa petite cellule à se faire bousculer par des manipulateurs extérieurs.


Loin d’invalider le montage originel, cette version alternative de ce « Memento » ne fait au contraire que confirmer pour moi son indubitable pertinence.


Aussi, on aura beau me dire ce qu’on voudra au sujet de Nolan – et notamment sur ses derniers films – cela ne m’empêchera pas personnellement de considérer ce « Memento » comme un véritable chef d’œuvre abouti.
Et si je peux entendre que les récents « Dunkerque » et « Tenet » sont des colosses difformes dont les pieds ont fini par céder à force de surcharge et de déséquilibre, j’aimerais qu’on sache reconnaître en retour que, parfois (et pas qu’une fois) les architectures audacieuses et complexes de Nolan peuvent aboutir à des films d’une remarquable cohérence, où rien n’est de trop, et où tout coulisse au service d’un propos aussi pertinent que parlant.
On peut ne pas aimer « Memento », mais qu’au moins on reconnaisse la nature de l’ouvrage.
« Memento » n’est pas qu’un conte à rebours n’ayant que pour seule finalité l’égarement du spectateur.
« Memento » est une vision. « Memento » est un trésor d’orfèvrerie. « Memento » est une proposition forte de cinéma.
Alors quand reviendra le prochain moment où il faudra parler de Nolan, qu’au moins on se souvienne de ça.
Memento. Souvenez-vous…

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le 26 sept. 2020

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