Memoria se sert d’une idée de scénario fantastique (un son, que son personnage est la seule à entendre – même si on a l’impression par moments que tous les autres aussi sont seuls à entendre des sons – comme cet homme qui se jette au sol au passage piéton) pour livrer une puissante réflexion sur le son, le réel, l'imaginaire et le souvenir. D’ailleurs, il y a une phrase qui s’affiche au début du film, que j’ai oublié mais dont j'ai souvenir qu'elle illustre particulièrement bien ce qu’a voulu faire Weerasethakul, quelque chose comme "la réalité n’est pas réelle, il n’y a que le cinéma qui l’est". Et le film prend tout son sens car il va tenter de filmer le réel, ce réel qu’on ne voit pas et qui n’existerait pas de manière tangible en réalité. Ce réel du son et du souvenir.
Car oui, comment on représente un son ? Comment on le décrit ? Peut-on le décrire ? Et si on ne peut pas le décrire, est-ce que le son existe vraiment ? Peut-on vraiment se souvenir d’un son, comment on se souvient d’un son ? C’est quoi un son en vrai ?
La scène qui s’étire avec l’ingénieur son et sa table de mixage et où on voit à quel point c’est impossible de décrire un son est absolument saisissante, on est accrochés aux paroles des deux, on voit le son prendre vie petit à petit et les yeux de cette femme qui s’assombrissent parallèlement, comme si elle avait peur de ce qu’elle tentait de faire naître. Comme si le son, par sa description impossible, n'existait pas ailleurs que dans ses souvenirs, comme s'il n'était pas réel. Et cette sensation est renforcée par l'idée qu'un même son serait entendu différemment par chaque personne, à l'image de cet homme qui se jette au sol sur le passage piéton quand il entend un bruit qui ne fera que provoquer une simple interrogation chez les autres, ou encore comme cette autre scène, magnifique, où alors qu’il se joue un concert, la caméra filme le public, ses visages, comme s’ils l’entendaient tous différemment. Et on y revient : si tous entendent le même son différemment, est-ce qu'objectivement il existe ce son ? Est-il réel ou devient-il immédiatement un souvenir, pur produit de chacun ?
Et en fait, la réflexion sur le son est la porte d'entrée pour une réflexion sur le souvenir et le réel. Le réel existe-t-il vraiment, objectivement, indépendamment de moi ? Ou n’est-il qu’une construction de mes sens, de mon imaginaire, de mes projections ?


Memoria ne nous perd pas tout de suite, et prend le temps de poser les questions dans une première partie qui reste plutôt rationnelle. Et puis Weerasethakul renverse son film dans une deuxième partie qui perd sa réflexion rationnelle et s’envole vers une expérimentation du ressenti du son et du souvenir. Et là, donne corps au réel en tentant de mettre en image le son, le bruit, sans que l'on ne sache jamais s'il est réel ou souvenir. Et en l'absence de réponses, de se laisser porter, d'écouter, de ressentir.
Et l'expérience cinématographique qui en résulte est géniale, on se retrouve perdu dans des plans qui ne bougent pas et dont on pressent pourtant un fourmillement, une invitation à l'introspection, à l'écoute, au voyage.
Des plans qui ont une teinte un peu terne, comme irréelle, comme marque d’un souvenir, comme si on voyait un défilement de souvenirs.
Ou chaque son est consciencieusement mesuré, chaque note, l'absence de musique, le bruit de la pluie, chaque parole, chaque bruissement, chaque mouvement, Memoria invite à penser et repenser tous les sons du quotidien, et même, tout ce qui nous entoure.
Ces plans fixes ou presque rien ne bouge, qui sont en réalité à mon sens la plus belle façon de représenter un souvenir qui soit. J’ai lu une fois quelque part que l’homme était incapable de se souvenir avec exactitude ce qu’il vit, qu’en réalité notre cerveau ne retient que quelques détails marquants – généralement sensoriels comme une odeur, un visu, un toucher, un ressenti, un sentiment, une sensation – et que le cerveau brodait autour pour recréer le « souvenir » tel qu'on s'imaginait qu'il devait être, et qui n’est donc jamais exactement fidèle à ce qu’on a vécu. Les plans fixes de Memoria me semblent donner tout son sens à ça, car ils se concentrent sur des détails, et brodent autour, faisant vivre le plan sans que l’on sache vraiment ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
Des plans fixes que je ne suis sûrement pas prêt d'oublier, tant ils emportent, marquent, captivent.
Et finalement, Weerasethakul aura réussi son pari annoncé au début du film, à rendre réel quelque chose qui ne l'est pas forcément dans la réalité, à faire du cinéma.
En somme, Memoria est un petit chef d’œuvre qui pose des questions qu’on ne voit pas si souvent que ça dans le cinéma et l’art en général, et qui transporte, qui invite à réfléchir à son rapport au réel, à ce que sont ses souvenirs, et donc peut-être même à ce qui nous définit.

jean-taulier
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le 28 nov. 2021

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