Pour être honnête, le peu de films de Visconti que j’ai vus m’ont un petit peu rasé. Je n’ai jamais été capable de finir Il Gattopardo, sans doute trop historique et politique pour mes goûts. J’ai gardé des films de Visconti l’idée d’œuvres certes esthétiquement très recherchées, mais dont l’envol est perturbé par un scénario trop historique, trop prosaïque, trop terrestre. Bref ce sont mes goûts personnels, mais ça m’a bloqué.


Venons-en au fait : Mort à Venise relate l’histoire de Gustav Von Aschenbach, un compositeur déchu, un homme brisé, presque moribond, auquel on conseille de partir en cure de santé au bord de la mer. Arrivé là-bas, il se prend de fascination pour un jeune garçon polonais d’une beauté assez troublante : Tadzio. On suit les journées de Gustav entre ses après-midi à la mer, ses soirées solitaires parmi la société en villégiature, ses errances dans Venise, alors envahie par une épidémie de choléra. Le personnage principal est largement inspiré du compositeur Gustav Mahler, principalement connu pour sa lancinante 5ème symphonie, et sa fatale 9ème, qu’il redoutait d’écrire à cause de la fameuse « malédiction de la neuvième symphonie ». Dans le film, notre compositeur retrouve en fait dans Tadzio une idée, un concept de la beauté dans sa forme la plus pure, telle qu’il essaie de l’exprimer dans ses œuvres, sans succès. S’ensuit alors une terrible frustration de ne pouvoir communiquer ses émotions dans son art, qui lui sera finalement fatale. Mahler aurait connu une pareille frustration durant sa vie, étant atteint d’une neurasthénie assez développée (il était patient de Freud).


Venons-en à la cinématographie. Visconti introduit dans ce film des cadrages absolument transcendants, qu’il atteint souvent à travers un dézoom lent et envoûtant. La caméra débute par un gros plan sur un visage, puis lentement déroule sa focale, découvrant d’autres personnages, puis englobant finalement un aréopage de personnages, figé dans leurs mouvements comme dans une transe méditative, au sein d’un véritable tableau vivant. On dirait presque des statues de cire dans un vivarium, le reliquat un peu caricatural d’une société déchue, offerte à nos yeux par une caméra voyeuriste, un peu comme le pauvre Conrad de l’épisode de Twilight Zone « People Are Alike All Over » qui se retrouve dans un zoo humain contre son gré. Le plus fameux reste sans doute la première apparition séraphique du jeune polonais Tadzio, arborant une pose michelangélesque dans le bar de l’hôtel. La caméra englobe le visage angélique du jeune garçon, puis dézoome pour découvrir le contexte de la scène : un magnifique décor Belle-Époque avec un paravent Art Nouveau, des palmiers empotés et une lumière tamisée, une famille regroupée autour d’un canapé et des passants qui discutent. Cette utilisation du dézoom a été ostensiblement exploitée par Kubrick dans Barry Lyndon, dans lequel il utilise le procédé pour passer comme Visconti d’un visage à un tableau vivant, rappelant les œuvres de Constable, Hogarth ou encore Watteau. Lanthimos l’a repris dans sa Mise à Mort du Cerf Sacré, pour retrouver l’ambiance de Shining.


Au niveau des cadrages, Visconti nous montre Venise avec virtuosité, enfermant l’essence même du plan dans un petit coin du cadre, pour laisser le reste de la toile aux paysages crépusculaires de la cité italienne. La scène d’introduction nous montrant le vaporetto s’approchant de la côte montre un ciel tacheté sur la gauche de quelques nuances rosâtres. La caméra suit alors le mouvement du bateau vers la gauche, découvrant petit à petit l’ébullition de rouge, d’orange et de violet du soleil qui se couche sur l’Adriatique, digne des plus beaux tableaux de Turner. Dans la scène du premier dîner, la caméra se ballade, voltige presque entre les différents invités, confond entre elles les différentes discussions du salon, brouillant presque par là les notions de temporalité et d’espace. En mettant ça de pair avec les décors de l’hôtel qui rappellent sans effort le Grand-Hôtel et la plage de Balbec de la Recherche proustienne, on ne s’étonne que peu de la volonté de Visconti d’adapter à l’écran les mémoires inavouées de l’écrivain dandy.


Le rythme du film est assez irrégulier, mais reste faible dans sa globalité. Le début du film est assez impressionnant de lenteur. On suit Gustav dans son long périple pour arriver jusqu’à Venise dans ses moindres détails, et la scène de la gondole représente pour moi une véritable étape dans le film, le premier moment où l’on se demande carrément s’il va se passer un truc ou pas. Mais cela confère à la scène une certaine qualité sensitive, organique : on a un gros plan sur Dirk Bogarde qui garde un air effronté presque surjoué, ruisselant de sueur (ça m’a toujours oppressé, les acteurs luisant de sueur comme dans les vieux films de Spielberg), qui dialogue avec le gondolier, avec lequel il règne un malentendu presque surréaliste ; on l’entend grommeler des mots incompréhensibles au-dessus du bruit des flots tout en vivant intensément la tension entre les deux hommes… A ce moment s’est déclenchée dans la salle une salve de toux nerveuses et de chuchotements impatients, mais le film n’a pas tardé à débuter réellement.


Le scénario relate donc finalement une revisitation du mythe de Ganymède, la fascination d’un homme pour un jeune éphèbe androgyne, au cœur des mœurs de la société grecque par exemple. Dirk Bogarde joue avec virtuosité cet homme qui semble malade en permanence, non seulement éprouvé physiquement mais souffrant aussi d’un mal psychique profond qui se manifeste de manière presque psychosomatique sur son état physique. Il est la personnalisation même du pédophile que l’on considère comme un homme « malade », une atrocité, un homme aussi repoussant et effrayant de vue qu’il le serait à l’intérieur si l’on pouvait sonder son âme. Bogarde semble en permanence mal à l’aise, inadapté, même s’il tente de le camoufler par une suffisance et une réserve exacerbées. Et on suit durant tout le film le mal-être de cet homme qui meurt à petit feu à chaque rencontre avec Tadzio, se tort de désir caché entre deux cabanons de plage, on vit avec lui ses pleurs de désespoir devant la réalisation de la perversion de ses envies interdites…


Durant ses nombreux flash-backs avec son ami Alfred (qui est sans doute le type le plus agaçant de l’histoire du cinéma), on sent que leurs dialogues platoniciens, tournant au départ autour de la définition de l’art, la fonction de l’artiste et la légitimité de certains processus artistiques ou non, prend à un moment une tournure assez effrayante. Je revois Gustav sous l’embrasure d’une porte qui, des années avant les évènements du film, commence à questionner la pertinence des constructions sociale, et s’embarque dans une argumentation nietzschéenne sur la réalité des notions de bien et de mal. Et on sent déjà naître le débat intérieur terrible qui va germer des années plus tard chez lui. Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Les Grecs, il y a des siècles, avaient des relations sexuelles avec des garçons prépubères, et il n’y avait aucun problème. Maintenant, la société a clamé que cela ne se faisait plus, et je devrais en pâtir ? Il n’y a pas de bien, il n’y a pas de mal, il n’y a que des actions. Et des jugements sur ces actions. Ce qui fait le plus peur, c’est de se rendre compte qu’il n’a pas tort. Il suffit de voir les progrès actuels au niveau du rapport entre hommes et femmes, par exemple. Des attitudes qui aujourd’hui nous dégoûtent, nous paraissaient plus ou moins innocentes il y a de cela quelques années. Qui sait quels comportements actuels ne nous choquent pas, alors qu’ils seront dans quelques siècles jugés comme obscènes ? Et qui aura raison ? Nous ou nos descendants ? Et qu’est-ce qu’avoir « raison », finalement ? Bref. Toujours est-il que c’est un véritable choc de voir Gustav, tel un Nostradamus pervers, s’engager dans un débat aussi horrifique, semblant justifier ses actes futurs en traversant les âges !


Le film raconte finalement la déchéance d’un homme. Jadis grand compositeur, marié, avec une fille, la vie et ses drames l’ont tour à tour malmené, puis décimé. Et la scène qui dépeint à mes yeux le mieux la descente aux enfers de Gustav, c’est son passage chez le barbier. On sent que le protagoniste, désespoir fait homme, est totalement soumis au barbier qui en quelques phrases lui vend un rêve impossible, et commence le désastreux travestissement : la teinture pour cheveux, le rouge à lèvres, la poudre. Le voici déguisé en un grotesque simulacre du dandy de l’époque. Ni Proust, ni Barbey d’Aurevilly, juste un clown. Et quel drame d’apercevoir son demi sourire devant le miroir, ce rictus qui pour la première fois du film n’est plus suffisant, mais simplement naïf. Un enfant énamouré, voilà ce qu’est devenu l’ami Gustav. Et comme un suicidaire ayant pris la décision finale, il repart gaiement du salon avec des fantaisies absurdes en tête.


La scène finale briserait le cœur le plus aride. Rappelant la mort de Brando dans Le Dernier Tango à Paris, Gustav finit par planter un pantin désarticulé, assis gauchement sur son transat dans lequel il n’arrive plus à maintenir une attitude digne, tremblant littéralement de désir et de désespoir en observant le jeune Tadzio se détachant de la mer, étincelant d’une multitude de phosphènes diaprés, sa teinture coulant sur son visage moribond, son rouge à lèvre dépassant de ses lèvres comme une gamine qui se maquille maladroitement, tout cela sous les violons larmoyants de la Symphonie n°5 de Mahler.


Ce film a une énorme force, c’est qu’il a réussi à voler une musique à son compositeur. Comme Barry Lyndon avec le Piano Trio de Schubert, comme The New World avec le Concerto pour piano n°23 de Mozart, comme Love avec la Gnossienne n°3 de Satie, comme Elephant avec la Lettre à Élise, Visconti ravit ici à Mahler sa Symphonie n°5, qui sera maintenant inéluctablement et intrinsèquement liée à jamais avec la vision de Gustav en dandy pantomime se tordant de douleur devant le jeune éphèbe en posture de statuaire grecque, contemplant majestueusement la vie qui se déroule devant lui alors que s’éteint celle de Gustav.

Paul-Escudier278
9

Créée

le 8 avr. 2019

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