Ou encore - l'homosexuel refoulé, la nymphomane et la musique.

INTRO

Un toboggan, des luges, des défilés, des enfants en uniformes rouges, des danseuses, des danseurs, de la vodka, des acrobates, une boule de neige, des toques, des flammèche, des masques, une foule, tout cela à un rythme très soutenu, par la grâce de plans très rapides, de mouvements très fluides, d'une musique tourbillonnante et d'un montage évident. Et, parmi la foule, la caméra isole des visages, joyeux ou tendus, les scrute pendant quelques instants. Hors champ, le metteur en scène, le montreur d'ours, fait ses choix.

PARENTHESE

Cette critique est assez particulière - car Music Lovers est en tête de mon top ten, au sommet de mon panthéon cinématographique.

Je n'avais pas revu le film depuis, disons, longtemps - expérience à risque, comme a pu en témoigner un autre senscritiqueur -
http://www.senscritique.com/film/Music_Lovers_la_symphonie_pathetique/critique/17126787

C'est (ou presque) le seul film que j'ai noté de mémoire - ce que je ne fais jamais, par principe (le cinéma est trop soumis aux caprices du temps, au ressenti immédiat, aux avancées techniques, aux aléas ...)

En fait, il y a longtemps, Music Lovers est un des premiers films à m'avoir fait aimer le cinéma - plutôt à m'avoir fait admettre que l'on pouvait dire, suggérer, provoquer, autrement qu'avec des mots, pas seulement avec des mots (et même si ma fascination pour les mots demeure absolument intacte).

Longtemps après donc, la note de 10 n'a sans doute plus grand sens (mais on pourrait disserter longtemps sur le sens de la note ...), pas plus que la place en tête du top ten. Il est même vraisemblable que dans l'oeuvre aussi géniale qu'inégale de Ken Russell, des films comme Les Diables ou Mahler soient plus délirants, plus profonds, plus subtils même que Music Lovers. Et cela ne change rien à ce qui vient d'être dit.

CHANGEMENTS DIRECTIONNELS

Dans la scène qui suit, celle du concert donné par Tchaïkowsky (jamais concert n'aura été si bien filmé), découpée en multiples temps, coupée et reprise, éclatée, la caméra isole à nouveau des visages dans la foule des spectateurs, les mêmes, pas tous, et d'autres. Mais le point de vue a totalement changé. A présent tous ces visages et tous ces regards mènent vers le seul personnage de Tchaïkowsky, pris, piégé, par sa musique - un faisceau convergent de lignes qui toutes aboutissent au même point, en dehors de toutes les règles de la perspective. Et la traduction en images, évidente et magistrale, réside dans les multiples angles de prise de vue aboutissant sur Tchaïkowsky, la scène culminant (c'est le mot juste), avec l'arrivée tardive et dissimulée de la baronne von Meck,en surplomb sur le balcon et profitant seule de l'immense plongée sur le pianiste halluciné.

KEN RUSSELL

Music Lovers est le premier grand biopic réalisé par Ken Russell - même si, souvent dans des films télévisés de facture bien plus classique il avait pu déjà mettre en scène la vie et l'oeuvre de musiciens illustres (Prokofiev, Elgar, Bartok). Viendront par la suite, dans sa plus grande période, les vies de Mahler, de Liszt mais aussi de Henri Gaudier / le Messie sauvage ou de Rudolph Valentino, et même de Pete Townshend (via l'opéra rock Tommy.)

Avec Music Lovers, Russell expérimente le mode de récit auquel il sera toujours fidèle : des éléments biographiques attestés, "réalistes" et un traitement insensé des faits, "surréaliste".

L'intérêt majeur du film réside peut-être dans l'incroyable fluidité du montage - à la différence par exemple de Mahler, très brillant, mais constitué surtout de morceaux de bravoure juxtaposés dont la sidérante conversion de Mahler). La scène déjà évoquée du concert est effectivement éclatée entre changements de lieu, d'époques, échappées dans le passé ou dans le rêve, et à aucun moment le spectateur ne perdra la trame du film et la longue dérive du destin. L'atout principal de ce montage, à la fois plus que mouvementé et transparent, provient avant tout de la musique.

MUSIQUE

Après coup, le titre de film est évident. Lovers, ils n'y parviendront pas, bien au-delà du drame, de la déchéance physique et mentale, et du pathétique. Il ne reste que la musique, Music, et aussi l'amour de Ken Russell pour la musique. Dans la scène culte, choc et scandaleuse du train, l'affrontement tellement sexuel et si peu sexuel entre Tchaïkowsky / Chamberlain et Antonina / Glenda Jackson, absolument sans paroles, filmé selon les codes du plus pur expressionnisme au temps du muet, apparaît en fait comme un ballet qui épouse parfaitement la musique déchaînée de Tchaïkowsky. Au-dessus, au-delà du déchirement des êtres.

(parenthèse : les deux interprètes - entre folie, espoirs insensés, désespoirs, outrances évidemment - sont excellents, et le traitement très négatif réservé par nombre de critiques à Richard Chamberlain me semble extrêmement injuste).

IMAGES

Certaines, nombreuses, vous poursuivent et vous hantent - le ballet scandaleux, frénétique, épileptique du train déjà évoqué ; l'alternance entre les temps d'exaltation et les calmes, certes rares qui suivent parfois, le concert coupé par de longs travellings dans les champs de blé, sur l'eau, dans les forêts, dans les intérieurs familiaux ; les deux fêtes, la fête populaire russe qui ouvre le film et la grande fête dans le parc de la baronne, si peu populaire, si tendue aussi, avec de multiples échos entre ces fêtes, des flammèches aux feux d'artifices et à l'incendie des blés, presque immédiatement après, devant la grande demeure désormais close et déjà délabrée; et plus encore peut-être, les scènes terrifiantes de l'asile, autour de la misérable Antonina, corps et cerveau explosés, souillée, enflée, malaxée, entravée et définitivement égarée.

IMPASSES DIRECTIONNELLES

Dans les séquences oniriques, ou fantasmées, on retrouve toute la série des personnages initialement retenus par le réalisateur - les lignes convergent toujours vers Tchaikovski, mais cette fois elles suivent l'impact des balles de pistolet qui lui sont adressées et même des boulets de canon. Avant même que ces projectiles ne finissent par les décapiter eux-mêmes...

Dans Music Lovers pas un seul personnage n'échappe à la folie ou à la monstruosité. Le film est impitoyable. Mais il reste la musique ...
pphf

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30
7

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