Napoléon
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Napoléon

Film de Abel Gance (1927)

« Mon garçon, tu iras loin. Rappelez-vous que c’est Pichegru qui l’a dit »

Tout d’abord je m’excuse, cette critique est très longue, et ceux qui n’auront pas le courage de la lire jusqu’au bout sont excusés d’avance... mais il faut dire que le film lui-même est un film fleuve de 5h30 et il est d’une telle richesse, que même en développant, je ne fais que l’effleurer !


Il fallait bien un réalisateur de la carrure d’un Abel Gance pour s’atteler au personnage de Napoléon. Le réalisateur du magnifique film La Roue, nous offre ici, à nouveau, un chef d’œuvre du cinéma muet.


Napoléon s’ouvre sur une longue séquence de bataille de boules de neige. Elle se déroule en 1783, dans le pensionnat des frères Minimes. Les enfants qui s’affrontent portent tous la tenue typiquement napoléonienne : une redingote et un chapeau bicorne. Durant cette bataille, le petit Napoléon manifeste un sens déjà aigu de la stratégie, de la ruse et un don pour le commandement. Inutile de préciser qui est le vainqueur de la bataille ! Un Frère minime décerne à Napoléon la récompense en lui disant : « Mon garçon, tu iras loin. Rappelez-vous que c’est Pichegru qui l’a dit ». Une histoire qui est entrée dans la légende napoléonienne…


Après cette séquence initiale, le film développe la vie de Napoléon en plusieurs tableaux jusqu’à la campagne d’Italie. Abel Gance dresse un portrait hagiographique plus qu’historique de Napoléon. Bien connu pour ses innovations et ses recherches innovatrices dans le domaine de la réalisation, il déploie ici tout son talent de cinéaste.


Le travail sur la lumière est soigné. Par exemple : la séquence dans laquelle Napoléon retrouve Joséphine sur les marches d’escalier, la scène rutile d’étincelles lumineuses qui rendent le tout féerique ; les nombreux plans en contre-jour mettant en valeur les personnages et donnant une atmosphère particulière aux scènes traitées ; la lumière qui brille dans les yeux des personnages comme des étoiles. C’est un travail ciselé.


Plusieurs séquences utilisent un procédé qui annonce déjà celui du split screen. Et cela dès la scène de batailles d’oreillers qui a lieu dans le dortoir des frères Minimes : les plumes volent et la multiplication des images renforce l’effet de bataille ! C’est assez spectaculaire.


L’utilisation de la surimpression donne lieu à des séquences d’une grande beauté et imprégnée de poésie : le visage de Joséphine qui se reflète en imagination, dans l’esprit amoureux de Napoléon, sur le globe terrestre qu’il fait tourner lentement et qu’il embrasse. L’effet sert également à mettre en valeur des moments solennels comme celui où la Marseillaise est chantée pour la première fois tandis qu’apparaissent en surimpression Marianne et le Christ…


Plusieurs plans dégagent une grande beauté visuelle : celui de la chevauchée filmée en plan large avec au loin les cavaliers poursuivant Napoléon et au premier plan le cours d’une rivière puis le long de la mer sur laquelle les silhouettes se détachent en contre-jour ; la silhouette de Napoléon se découpant dans l’embrasure de porte tandis qu’il avance sur la caméra et bien d’autres encore !


Les scènes choc et théâtralisées visent à toucher la corde sensible et à frapper les esprits par les images et l’utilisation des symboles. Napoléon, en Corse, s’emparant du drapeau français : « je le prends il est trop grand pour vous » ! puis s’enfuyant sur un bateau privé de voile et de rame, il utilise ce même drapeau en guise de voilure et crie à ses poursuivants : « je vous le rapporterai ! ». La caméra nous montre en plan large la petite coquille de noix qui s’éloigne au loin sur les flots tandis que les poursuivants restent les pieds dans l’eau à le regarder s’éloigner au loin.


La force suggestive de ses images. La violence de la Révolution n’est pas montrée frontalement.
- Ainsi la fameuse journée du 10 août 1792 nous est montrée à travers l’espace resserré d’une petite fenêtre : les personnes qui défilent sont projetées comme des ombres sur le mur, tandis que les piques des révolutionnaires sont visibles dans l’embrasure de la fenêtre, les flammes de la révolution crépitent, les têtes au bout des piques apparaissent à certains moments.
- Le décalage entre les idéaux de la révolution et la réalité de la révolution est pointé :
* Un personnage porte cette inscription sur son torse : « Mort au tirans. Liberté ou la mort » (non je n’ai pas fait de faute d’orthographe!) et ce message de liberté est accompagné du dessin de la guillotine. C’est vrai que ça va bien ensemble…
* Les plans alternent à plusieurs reprises et à un rythme rapide entre le texte des droits de l’homme et la violence qui se déchaîne : on voit ainsi des mains ensanglantées.
- Autre message suggestif, la Révolution est comparée à l’enfer grâce à la force des images : des flammes, des visages déformés, des rires « démoniaques » que l’on n’entend pas mais que l’on voit. Dans cet enfer, Napoléon apparaît comme une véritable figure christique : un long plan s’arrête sur son visage et sa silhouette auréolée de lumière. Son visage est posé, paisible et douloureux alors qu’autour de lui règnent l’agitation et le chaos généralisés.


Si le travail sur les images est soigné et approfondi. Le message lui-même est loin d’être délaissé. De nombreuses phrases « historiques » attribuées à Napoléon sont citées et mises en scène de manière également à faire choc. Pour n’en citer que quelques-unes, voici une parole que Napoléon dit à ses compatriotes pour les convaincre de soutenir la France plutôt que les anglais ou les espagnols :



Si vous pouviez comprendre le rêve qui enflamme mon âme, vous me suivriez tous ! Ne voyez vous pas que la France est notre mère à tous ?



Et la célèbre phrase :



Impossible n’est pas français !



Enfin je cite une dernière parole prononcée dans un lieu emblématique de la révolution française, la salle de la convention. C’est la nuit, Napoléon médite et voit les esprits des révolutionnaires qui lui demandent des comptes. Il leur dit alors avec détermination, le visage à nouveau auréolé de lumière :



L’Europe deviendra un peuple unique et chacun, où qu’il se trouve se trouvera toujours dans une patrie commune. Pour atteindre cet objectif sacré, de nombreuses guerres seront nécessaires, mais je proclame qu’un jour, elles seront gagnées sans canon et sans baïonnette.



Napoléon est une réalisation de grande ampleur de par son sujet ! Par les lieux où le film a été tourné (Corse et France), par la multitude de figurants, par sa durée, par la variété des scènes tournées dont les batailles militaires dont je n’ai pas parlé, ayant préféré m’arrêter sur la bataille de boules de neige et d’oreiller…
Ce film est à recevoir comme un récit mythique sur Napoléon et non comme le récit historique et critique de sa vie. II est considéré comme un chef d’œuvre du cinéma mondial.


Abel Gance était fasciné par le personnage de Napoléon. En 1935, ce film ressortit dans une vision sonorisée mais aussi modifiée au plan de l’enchaînement des séquences. Et en 1960, il réalisa Austerlitz.

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le 13 juil. 2022

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abscondita

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