"Devine quoi ? Je rencontrais Nicole Kidman."

Midi Z et Wu Ke-xi ont signé une œuvre d'envergure pour le cinéma taïwanais, osant une position tant politique qu'artistique franche et impactante.


La scénariste et actrice principale (ce qui force déjà le respect) s'est en effet inspirée de sa propre expérience traumatique, portée par le contexte du mouvement #MeToo et ses perspectives dans l'industrie cinématographique jusqu'aux affaires impliquants Harvey Weinstein. Le film y glisse une référence glacée, en numérotant la chambre d'hôtel centrale du film 1408 comme le titre d'un des films produit par ce dernier.


Outre le propos, le parti pris du film d'opérer dans sa réalisation une dialectique rêve-réalité (au sens large, les rêves de sommeil et les rêves en tant qu'expectations) qui perd la structure narrative dans un enchevêtrement d'évènements tout à la fois chaotiques et évidents quant à l'histoire principale.
Ce choix esthétique n'est pas spécialement nouveau, il est souvent employé pour évoquer du même coup les répercutions les plus terribles du métier d'acteur (différents niveaux de réalité, perte d'identité et/ou d'objectifs...) et évoquant matériellement les traumas mentaux et physiques subis par les protagonistes. Le procédé n'en est pas pour autant une formule magique qui marche à tout coup, il a connu des incarnations brillantes (Perfect Blue), d'autres qui en faisait un support de simplicité négligée et feignante (The Neon Demon).
Il est cependant employé brillement pour Nina Wu qui est probablement le film live action le plus proche du style cinématographique de Satoshi Kon (Perfect Blue, Paprika) qui est un maître dans le monde de l'animation pour traiter ces sujets ou similaires.


Ici, effectivement, la technique est fidèlement et indéniablement au service du propos. La lumière abondante et puissante, l'éclairage souvent or et métallique, taillent les formes et sculptent les visages avec froideur tout en évoquant les nécessités de corps parfaits (donc sculptés, fins, proportionnés à l'extrême) sous les projecteurs. Outre les scènes avec Kiki qui emballent pour un instant les scènes dans une chaleur rassurante, le rouge remplace progressivement l'or et l'argent en parallèle de la violence, au sens large, de la réalité qui remplace le rêve de gloire et de succès de Nina. Les teintes dominantes indiquent également les phases de rêves, cauchemars dans le sommeil de l'actrice, et ceux de rêves et de cauchemars dans sa carrière.


La musique, principalement bruit blanc, sourd, d'intensité variable, offre dans la même mesure un soutien matériel aux pensées dérangeantes et dérangées de la protagoniste. Le bruit qui se joue entre extra et intra diégétique donne du relief au bouillonnement intérieur du personnage malgré son apparente (et obligatoire) froideur. Les silences non-maquillés, également, font partie prenante des dialogues et illustrent une inaction crispante.


L'on pourrait parler de "choix du silence" également avec la violence crue et sèche des actions montrées à l'écran, qui trouvent un écho dans les regards souvent fuyants des personnages qui ne se regardent dans les yeux qu'entre les claps des tournages de scènes ; les cadrages également soulignent les nombreux regards détournés et phrases lancées sans en assumer la puissance. Dans le son, le cadrage et les regards s'évoque puissamment le silence qui fait définitivement parti des personnages principaux du film.


Citons également quelques choix de mise en scène intéressant et en accord avec le parti pris du film, comme la fameuse scène d'amour à trois en grande partie imposée à l'actrice dont on ne montre que la répétition des postures (en sous-vêtements donc) ce qui est largement suffisant pour évoquer l'impact d'une telle scène lorsqu'elle est intérieurement non entièrement consentie.


Pour terminer sur la particularité narrative du film que nous citions plus tôt et qui, semble-t-il mais c'est compréhensible, a détourné beaucoup de personnes de l'intérêt du film : il convient de prendre cet enchevêtrement de réalités comme faisant, en soi, intrinsèquement parti de la narration. Il est un élément symbolique plus que sémantique, comme avec Satoshi Kon.
Il convient, du fait de la particularité du récit et des ressentis qu'il évoque, de se focaliser moins sur le narratif concret que sur la transmission symbolique et perceptive de la progression de la personnage principale.


En utilisant pertinemment les moyens techniques du médium cinématographique pour un propos social franc, affirmé et d'actualité et de surcroît utilisant ces moyens avec une certaine forme de subversion, Nina Wu est un film dont le pari est réussi et qui mériterait d'être davantage cité et partagé tant pour son fond que sa forme : en fait, surtout comme un très bon exemple de cohérence entre les deux.

Gwaï
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le 4 févr. 2022

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