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6.6
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Film de Luàna Bajrami (2023)

Ce film de la réalisatrice Luàna Bajrami se passe au Kosovo en 2007, alors que tout un peuple attend désespérément son indépendance. Or, si celle-ci sera déclarée en 2008, elle ne sera reconnue ni par l’ONU ni par l’Union européenne. Le Kosovo existe donc de facto et son parlement tend à justifier ses visées. Mais la Serbie considère toujours le Kosovo comme une province autonome.


C’est dans ce contexte difficile que nous faisons la connaissance de deux jeunes filles de dix-huit ans, Zoé (Elsa Mala) et Volta (Albina Krasniqi) qui vivent quelque part dans la campagne en rêvant de Pristina la capitale. Zoé possède un certain charme, Volta affichant un physique plus sec. Elles ne sont pas sœurs mais cousines et visiblement leur complicité date de l’enfance. Le film commence d’ailleurs avec des bouts de vidéos d’elles vers l’âge de 4-5 ans. On les voit gambader ensemble avec des sourires qui font plaisir à voir. Bien évidemment, cela n’est qu’une trace d’une enfance préservée tant bien que mal. En effet, on réalise que Volta n’a plus ses parents et qu’elle a été recueillie par son oncle et sa tante qui se sont engagés à la garder avec eux jusqu’à son indépendance ( ! ) Leur complicité saute aux yeux, ce qui est à mettre autant au crédit de la réalisatrice que des interprètes. Mais ces jeunes filles sentent que leur avenir au village se limite à un éventuel mariage dans le voisinage. Leur ambition va plus loin, ce que la famille n’a jamais voulu entendre et/ou comprendre. Alors, une nuit, elles empruntent discrètement la vieille voiture familiale et partent avec quelques bagages pour rejoindre Pristina.


Malheureusement, à Pristina, elles déchantent rapidement. A l’université, elles ne parviennent pas à obtenir l’option anglais qu’elles visaient, l’une d’elles voulant devenir traductrice. Elles peuvent s’inscrire en économie, presque par défaut. Un seul enseignant pour assurer un cours auquel elles ne comprennent pas grand-chose. Sinon, les étudiants s’installent dans un amphi sans personne face à eux. Il est probable (ironie de la situation) que c’est… l’économie qui les rattrape, avec des enseignants refusant de faire cours gratuitement. Bien évidemment, toutes et tous réclament bien autre chose que cette démonstration par l’absurde de ce qu’est l’économie de marché.


Pour Zoé et Volta comme pour les autres étudiant.es, le temps est long et ils apprennent surtout le désœuvrement. On comprend pourquoi il a été si facile de trouver une chambre en cité universitaire. Les études se limitent finalement à l’apprentissage de la débrouille. Les deux jeunes filles s’intègrent rapidement à cet univers très désenchanté où elles discutent un peu avec le tenancier d’un café où elles viennent régulièrement. Les étudiants qu’elles côtoient font quelques petites affaires plus ou moins légales pour gagner de quoi vivre. D’ailleurs, quand on voit dans quelles conditions, il est surtout question de survie. Forcément, cela influe sur le moral des uns et des autres, puisque les revendications étudiantes ne mènent à rien. Malgré quelques moments de détente (jeux et distractions) cela entraine des tensions qui vont jusqu’au geste de désespoir de l’un d’eux à la tentation de Zoé de rentrer à la maison malgré les prévisibles réactions virulentes qu’elle a déjà recueillies par téléphone. Les inévitables tensions se manifestent par des accès de violence incontrôlée de l’un des étudiants, la façon dont Zoé et Volta cherchent maladroitement le peu de soutient qui leur permettrait de tenir et la façon dont chacune subit ou non certaines influences.


Par moments, on a même des impressions de film post apocalyptique. On observe ainsi de longs couloirs froids qui ne semblent pas mener vers grand-chose d’intéressant ainsi qu’une ligne de chemin de fer qui file vers un horizon indéfini. Une séquence retient également l’attention, dans un bâtiment désaffecté où la vie semble évanouie. On sent que ces traces bien présentes sont effectivement celles d’une catastrophe : la guerre. Le cafetier y a perdu une jambe, Volta son père et le pays, sinistré, est sous protection (présence de soldats américains). A la génération (sacrifiée) qui a connu la guerre, succède la génération oubliée à qui on ne donne pas les moyens de trouver sa place. Les errements des deux jeunes filles sont ainsi révélateurs du désespoir et de l’incompréhension de toute une génération. Elles hésitent donc à se battre pour obtenir ce qui devrait leur revenir ou bien renoncer et rentrer à la maison. L’autre voie est celle de la compromission ou de la débrouille, selon le point de vue.


Le film n’est donc pas à proprement parler enthousiasmant. Mais la réalisatrice montre un réel attachement à ses personnages dont elle filme les émotions au plus près, tout en dressant un état des lieux sans complaisance. A noter les noms d’Olivier Nakache et Éric Toledano dans le générique de fin, parmi les coproducteurs.

Electron
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le 28 avr. 2024

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