J'ai été profondément bouleversé par ce film, et plus encore par deux plans de Godard lui-même. Au début, le cinéaste parlant, debout dans un coin du cadre, la tête coupée, adossé contre une télévision filmant son visage, soliloquant. Son texte est magnifique, c'est un véritable marabout-bout de ficelle oral. Il parle de lui, des machines, de l'exil, du temps, de ce que c'est que quitter Paris, d'être vraiment ailleurs, il dit "bon, écoute, je te parlerai de tout ça", avec ce tu qui est si bouleversant quand il le prononce, ce tu qui est adressé, je crois, à la part humaine de chacun d'entre nous (dans ce tu, il y a la pudeur de ne pas dire nous...il lui faudra encore quelques décennies avant de dire nous, notre, et c'est précisément ce trajet que commence à suivre Numéro Deux, et le fait qu'il se termine sur une chanson magnifique de lyrisme de Léo Ferré qui s'appelle L'Oppression le montre bien). Il y a bien un trajet, puisque le deuxième plan qui me terrasse, c'est à la fin du film, quand Godard est prostré sous ces petites télévisions qui s'agitent, prostré par la somme d'images, toutes plus dures et impitoyables les unes que les autres. Je me dis qu'il y a peu de cinéastes aussi monstrueusement géniaux qui ont su se filmer ainsi : dépassé par le mystère et la cruauté de ce qu'ils nous ont forcé à regarder, dépassé par cette incapacité à dire nous, mais pas assez cynique et mesquin pour dire eux, et pas moi. Je crois qu'ainsi prostré Godard se regarde, qu'ainsi prostré il nous dit que nous pouvons aussi baisser les yeux, qu'il n'existe aucune fatalité au regard, que nous avons le droit de continuer à vivre, même si c'est difficile (toute la dialectique du film est simplement là : vivre, même si c'est difficile ; c'est peut-être simple comme bonjour mais pas si facile à filmer).


Car entre ces deux plans, il y a cette histoire de famille sinistre, cette famille aliénée par le travail et le manque de travail, le sexe et la frustration du sexe. Une petite fille écrit sur un tableau "avant d'être née, j'étais morte", ses parents lui expliquent le sexe de papa et maman, ils disent que c'est comme deux bouches qui s'embrassent et se referment, et puis qu'il faut aller à l'école maintenant. Maman marche dans le quartier, rencontre une femme qui veut lui parler mais elle ne veut pas l'écouter, c'est trop pour elle, rencontrer quelqu'un, sortir de soi, de la petitesse de sa vie. La dignité du film ne tient à rien, rien qu'à la connaissance qu'ont les personnages de l'horreur qu'est leur vie. Plus ils le savent, plus la lutte est difficile, mais plus elle donne lieu à du grand cinéma. Le film est d'une noirceur littérale (l'image est réduite à un petit carré cathodique au fond de l'écran, à peine perceptible), mais il permet de nous trouver une place, et de fait nous invite toujours à penser.


Je crois qu'il y a un malentendu concernant Godard, ses films les plus écrasants ne sont pas ceux que l'on croit. De ce point de vue, le titre est génial, Numéro Deux, car le film a été réalisé avec le même producteur et la même économie qu'A bout de souffle. Et il montre réellement tout ce qu'A bout de souffle esquissait : Jean Seberg demandait "qu'est-ce que c'est dégueulasse?" sans jamais répondre à la question, on dirait que tout ce film est une tentative, ou du moins un exposé de ce que ça serait, filmer dégueulasse. Et si Michel Poiccard n'était pas mort, s'il s'était installé avec Patricia, peut-être auraient-ils terminé dans ce petit quartier de Grenoble où j'ai moi-même grandi, ils auraient peut-être eu des gosses, ils auraient continué à s'aimer tout en se haïssant à mort, ils auraient construit cette famille qui ressemble à la mienne, pas malheureuse, simplement aliénée. Godard en finit pour de bon sa période anar de droite qui m'agace tant : il regarde enfin les gens vivre, il sait enfin que la liberté coûte chère et n'est pas qu'une question de bagnole et de cavale, il a enfin réussi à traiter les militants révolutionnaires de pauvres idiots aveugles et sourds, triomphe enfin politiquement et de fait ne perd ni en sécheresse, ni en romantisme, ni en poésie. Je crois même qu'il s'agit du Godard qui articule le plus finement la question fondamentale de son cinéma : est-ce que nous pouvons être libre, existe t-il une image de la liberté ? Le film n'est pas simplement bouleversant, il est important.

B-Lyndon
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le 4 déc. 2022

Modifiée

le 7 avr. 2021

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