On revient de loin
7.5
On revient de loin

Documentaire de Pierre Carles et Nina Faure (2016)

J'aime beaucoup le travail de Pierre Carles. Comme la plupart, je l'ai découvert avec ses premiers travaux critiques sur l'univers des médias, notamment sur ses multiples connivences mal assumées avec la classe politique (Pas vu pas pris sur l'affaire Mougeotte-Léotard, La Sociologie est un sport de combat sur Bourdieux, Enfin pris ? sur Schneidermann et Fin de concession sur le "bilan" de cette première trilogie). Des faits évidemment toujours d'actualité à l'image d'un Domenach récemment épinglé sur son invitation par l'Élysée à un déplacement officiel en Côte d'Ivoire, tentant maladroitement de s'expliquer en invoquant "une technique de journalisme de combat rapproché". Son travail parallèle sur le monde du travail (Pizza americana, l'un des meilleurs épisodes de Strip-tease que j'ai eu l'occasion de voir et le Attention danger travail qui en a découlé) et la mise en lumière des marginaux (Volem rien foutre al païs) valent également le coup d'oeil.


Bien que Carles se plaît à se mettre constamment en scène, il y a toujours une certaine forme d'honnêteté (amateurisme diront certains) dans le dévoilement de ses intentions et des coulisses de la construction de ses films qui cassent un peu le rapport hiérarchique usuel d'un documentariste porteur d'un savoir inéluctable ou d'une vision arrêtée. Il partage ses doutes et ses remises en question, quitte à se perdre en cours de route...


On revient de loin est donc le second volet d'une série de documentaires consacrés à la Révolution Citoyenne équatorienne conduite par Rafael Correa. Après avoir pointé l'absence quasi totale du cas de l'Équateur dans les médias de masse de l'hexagone dans Opération Correa, comme s'il s'agissait d'un petit épisode de transition faisant le lien avec ses obsessions persistantes, Carles s'est donc mis en tête de faire ce qu'il appelle ironiquement du "tourisme à caractère politique pour ramener quelques idées". Une démarche qui rappelle évidemment celle de Moore et de son exécrable Where to invade Next...à la différence près qu'ici, on n’est pas pris pour des cons et qu'on s'accorde un minimum de temps pour comprendre les rouages de ce qui semble constituer ce "paradis politique". Toute la force du reportage, c'est de faire continuellement son auto-analyse. Ils sont partis la fleur au fusil comme des groupies de Correa et se sont effectivement rendu compte que la réalité idyllique (lutte efficace contre la dette, taux de chômage très bas, nettes avancée sociétale, développement record d’infrastructures utiles...) était un peu plus complexe que sur papier.


On y découvre par exemple un niveau d'ingérence qui ferait plus que sourire dans nos contrées occidentales. Notamment avec ce spot publicitaire un peu kitsch accompagnant le plan national du passage aux plaques à induction lancée conjointement avec la construction de nouvelles centrales hydrauliques, ceci dans le but de limiter la dépendance aux énergies fossiles. Une mesure qui semble intelligente sur papier et qui pourtant ne fait pas l'unanimité sur place puisqu'elle implique également l'arrêt du subventionnement du gaz (qui s'élevaient tout de même à 90% !).


Pourtant, c'est une autre mesure phare qui déchirait le pays au moment du tournage du reportage : l'augmentation de la taxation de l'héritage des plus riches (revenus supérieurs à 1M de $), passant de 35% à 77,5%. Le changement de lois a beau ne toucher qu'une poignée d'Équatoriens, c'est fascinant de constater qu'une partie de la classe moyenne s'y oppose violemment, comme s'ils se sentaient castrés dans leurs aspirations, alors qu'il y a évidemment peu de chance qu'ils puisse atteindre un jour ce niveau social. Les jeux médiatiques et les différentes manipulations d'opinions qui entourent les débats sont d'ailleurs parfois assez surréalistes.


Cet esprit de lutte pour de nouveaux acquis semble s'être paradoxalement enrayé avec l'arrivée effective de la Révolution Citoyenne qui ne laisse maintenant que très peu d'espace médiatique pour des opinions alternatives. Là où Moore se serait contenté bêtement de cette écume positive, on découvre un gouvernement qui joue dangereusement avec l'ordre mondial qu'il conspuait initialement. Les détracteurs de Correa soulignent l'étrangeté pour un gouvernement progressiste de s'appuyer sur des stratégies extractivistes qui, au-delà des considérations environnementales, ne fait que renforcer la dépendance au modèle exportateur des matières premières. Bien que le gouvernement présente la chose comme une béquille temporaire avant l'accession à une économie de la connaissance, cela fait évidemment réfléchir sur la durée effective de la soumission à ce modèle qu'on pourrait qualifier de passéiste. Seul l'avenir pour trancher là dessus...


Enfin nous découvrons également toute une frange de la population rurale très mal informée sur les avancées sociales (meilleur statut des femmes au foyer par exemple) et carrément délaissées (les populations aborigènes déplacées de force sans indemnité pour faire place aux nouvelles mines ouvertes).


En somme, un bon documentaire qui soulève indirectement de belles questions sur l'avenir de notre propre modèle. Hâte de me frotter aux épisodes suivants.

GigaHeartz
7
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le 7 nov. 2016

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GigaHeartz

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