Et si la clé d'Oppenheimer nous était révélée dès l'incipit, au détour d'un dialogue entre le physicien Niels Bohr et le futur père de la bombe atomique ? "L'important n'est pas de savoir lire la musique mais de savoir l'entendre". Ça rappelle beaucoup le "n'essayez pas de le comprendre, ressentez-le" qui ouvrait Tenet et ce n'est pas un hasard. Depuis Dunkirk, le style du Christopher Nolan opère une mue de cinéaste radical. Pas dans le sens ésotérique, mais à l'inverse dans une forme où destructuration et harmonie deviennent indissociables pour créer des émotions (plurielles, contraires, fortes) et dégager du sens. On la ressent bien, cette musique-là.


Plus que jamais dans la carrière de Nolan, Oppenheimer est réglé comme un opéra. Deux actes, fusion & fission, connectés puis hantés par les évènements survenus dans la petite et la grande Histoire. Pas de date, pas de notice explicative, pas de temps à perdre. Trois heures au compteur et c'est une course qui débute dès les premières secondes. Plusieurs genres (biopic, thriller, film de prétoire, drame, ,...), énormément de visages, une tétrachiée d'informations à assimiler et d'éléments à remettre dans le(s) contexte(s). Nolan va à fond. Nolan charge à fond, Nolan met la pression. Verbeux à l'extrême, saturé de personnages (et d'acteurs prestigieux) dans tous les coins, narration ultra-dynamique, allers-retours dans le temps, évènement déclencheur comme point d'orgue (l'essai Trinity, prodigieux),...L'ombre du JFK d'Oliver Stone plane. Le travail sur la mise en scène et la bande-son imposent le respect (BO incroyable de Ludwig Göransson) mais c'est surtout en termes de montage que le film impressionne. Le cinéaste n'hésite pas à user du figuratif, à inclure du charnel (une première chez le metteur en scène), à jouer de la répétition, de la superposition, du changement de couleurs et de points de vue,...Comme Stone, Nolan provoque la fission pour orchestrer la fusion. À ce jour, il s'agit de sa proposition la plus dense.


Les deux premières heures se concentrent essentiellement sur l'élaboration de la bombe A, mais elle n'est pas l'élément central du film (plutôt son tournant). L'étude de caractère prédomine et elle n'est pas évidente. Comment pourrait-il en être autrement chez Nolan ? Sauf que cette fois la complexité ne vient pas de ce ton bavard, mais dans cette manière de filmer son sujet. Une très grosse partie d'Oppenheimer se vit à travers les yeux du physicien controversé, ou plutôt à travers sa tête. D'où émerge une foule de visions hallucinatoires sidérantes (ce discours virant au cauchemar éveillé). Parti pris certes mais la prise de position est pour le moins nuancée. La prestation tout en finesse de Cillian Murphy y est pour beaucoup. L'acteur irlandais n'est pas du tout dans la démonstration de force, ce qui laisse à Oppenheimer une part d'énigme. Comme lors de cette parodie de procès en plein maccarthysme, où la demande pour le contrôle des armes nucléaires est éludée au profit d'une vivisection humiliante. Il n'est pas question de poser Robert Oppenheimer en martyr, mais de révéler la dualité d'un homme face à ses actes, ses engagements, sa morale, sa mauvaise conscience. En particulier lors de ce duel feutré entre "Oppie" et Lewis Strauss, illustrant à merveille la difficile coexistence entre la science et le politique (dialogue anthologique à la maison-blanche), le progrès et la course aux armements, le bien-commun et le carriérisme.


C'est vrai, Oppenheimer occulte un peu les femmes. Elles ne manquaient ni d'attraits ni d'intérêt pour approfondir la personnalité contrastée de l'illustre scientifique. Quand on voit en plus qu'une seule scène suffit à Emily Blunt (Katherine Oppenheimer) pour renverser la table...Constat similaire pour Florence Pugh (Jean Tatlock), qui peut difficilement imprimer sa marque avec le peu de temps dont elle dispose. Cependant, la prépondérance des seconds-rôles masculins est à relativiser, la plupart des personnages n'apparaissent qu'une poignée de minutes. Parmi les plus importants, on trouve Matt Damon (génial dans l'uniforme du général Groves), Ben Safdie, David Krumholtz...et Robert Downey Jr. Cela fait tellement de bien de retrouver le comédien dans un vrai rôle de composition, et qui plus est un personnage à l'opposé des excentriques auxquels on l'associe.


En pleine possession de ses moyens, Christopher Nolan parvient à mêler ses tropes habituels et l'expérience organique avec plus de réussite que sur Tenet. Si l'écriture pêche toujours sur certains points, les audaces visuelles, la grande richesse narrative et un ton plus pessimiste que d'habitude le propulse parmi les travaux les plus aboutis du réalisateur. L'œuvre se termine et nous laisse seul(e)s face à cet écran noir. Plus rien. Le vide. Comme après une déflagration. Le film s'est arrêté, mais à travers ce silence résonne une mélodie terrifiante.

ConFuCkamuS
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le 21 juil. 2023

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