C. Nolan est, on le sait, incapable de se plier à une chronologie linéaire du récit. Cela agace certains spectateurs et en réjouit d'autres. Dans le magnifique Oppenheimer cette liberté sert, très concrètement, le propos du film qui imbrique plusieurs périodes, plusieurs personnages et plusieurs thématiques tout en construisant, par son intrigue une correspondance singulière avec les grands principes de la physique quantique.
Pour mettre en place la biographie de d’Oppenheimer, grand admirateur et promoteur américain de cette nouvelle physique, l'entrelacement du temps constitue un beau levier cinématographique. En effet l’univers quantique n'a que faire du temps traditionnel. Dans cette science de l’infiniment petit, la conséquence peut précéder le la cause, le passé succéder au présent. Le film alterne ainsi plusieurs périodes qui vont, progressivement enrichir la complexité du personnage central.
Comme le chat de Schrödinger dans l’expérience de pensée célèbre, Oppenheimer subît plusieurs états imbriqués. Est-il, comme l’animal, “mort” ou “vivant” ? un apôtre du feu nucléaire ou un prophète de la dissuasion nucléaire, seule capable d'empêcher toute guerre ? Un mari aimant ou un amant volage qui retournera incessamment vers une ancienne compagne communiste ? Un martyr subissant un pseudo-procès honteux ou un traitre egocentrique persuadé de son génie et fier de ses réalisations ? Ce n’est que vers la fin du film, bombardé de questions par un procureur hargneux (comme le noyau de l’engin nucléaire est bombardé de protons) qu’il avouera, dans une hypnotique lumière blanche, une part de sa vérité.
En physique quantique on ne peut indiquer simultanément la vitesse et la position d’une particule. C’est l’un ou l’autre ! Ce haut degré d’incertitude irrigue le film avec la mise en avant d’une question centrale : la réaction en chaine provoquée par la bombe s’appètera t’elle ou en enflammera t’elle tout l’univers ? Tous les personnages qui entourent Oppenheimer, à quelques exceptions près, apparaissent, disparaissent, reviennent lorsque les militaires parviennent à les arracher aux griffes des nazis. Ce ballet, parfois un peu déroutant (qui est qui ? Ce visage a t’il déjà été vu ? Ce savant-là trahira t’il Oppenheimer lors du procès ?) évoque un autre ballet : celui des particules qui apparaissent et disparaissent dans un éclair d’énergie.
“Dieu ne joue pas aux dés”, a dit Einstein, peu convaincu par la physique quantique, discipline largement basée sur le calcul des probabilités alors que, pensait-il, la science, pour calculer des orbites ou envoyer des fusées dans l’espace, a besoin de certitudes. Nolan non plus ne confie pas son œuvre au hasard, lui qui agence avec soin les composantes de son film. Choix des acteurs, des caméras, de la musique (un peu trop présente) , des costumes, perfection du montage, alternance de la couleur et du noir et blanc, déploiement des arc narratifs … il faudrait des heures pour parvenir à décrypter tous les rouages de la maîtrise dont il fait preuve. Un grand film donc qui, malgré sa longueur, ne suscite aucun ennui et mieux, conduit à se poser de nombreuses questions sur l'inconséquence humaine.