Rares sont les cinéastes à aujourd'hui émettre une telle ferveur de la part du public et d'un grand nombre de cinéphiles. Bien que sa période 2006-2014 (du Prestige à Interstellar) m'apparaisse comme sa meilleure, le cinéma de Christopher Nolan est pourtant atteint d'un sérieux problème récurent : sa mise en scène est souvent dépassée par les grandes idées déployées. Le programme dévore les ambitions du cinéaste. Un film comme Inception est tantôt traversé par des bonnes idées (le monde urbain, l'hôtel renversé), puis affaibli par des moments orphelins d'intelligence (le segment enneigé). Tenet étonne dans certains moments vertigineux, tout autant qu'il indiffère de sa non-lisibilité. De ce postulat critique et à la vision de son dernier long-métrage au succès notable Oppenheimer, il m'arrive subitement en tête une expression qui caractériserait une grand part de la stérilité de ce dernier opus (et d'une petite vague de blockbusters contemporains) : un cinéma coincé.

Un cinéma coincé à son programme (l'histoire, les grandes lignes ne plaisant qu'à ceux qui les lisent), qui ne peut quitter le moule étroit qui lui est attitré. Ce programme semble avant-tout donc celui d'un scénario bien ficelé de l'ascension à la chute, avec sa bonne dose de personnages parfaitement calibrés afin d'être à l'origine de rebondissements plus fou les uns que les autres, et de maintenir in-fine le spectateur éveillé. Les attentes d'un télé-film en somme. Oppenheimer, ou la synthèse de ce cinéma coincé, amène ainsi à restreindre la mise en scène aux standards efficaces du champ/contre-champ rythmé d'un programme - scénario ultra-verbeux. Aucune efficacité. Aucune fulgurance n'est de mise. Seul compte le programme. De ce fait, pas d'égarements hors des sentiers scenaristiques primordiaux à l'histoire. Si l'aspect scientifique est à regretter (Nolan, en posture de grand savant, ignore la pédagogie), c'est celui de l'intime qui exaspère et devient sacrifié sur une voie douteuse. L'intimité du physicien Robert Oppenheimer, particuluriement à travers la trajectoire de ses deux grands amours, est restreinte à ses stéréotypes. Les figures féminines du film deviennent ainsi des éléments caricaturaux du programme, sans volume et sans débordements. L'amante (Florence Pugh) n'est que nudité et misère (un suicide évoqué en flash-back au même titre que n'importe qu'elle autre trait caractéristique des personnages). L'épouse (Emily Blunt) est la figure au foyer, à la fois pilier standard du mari en plein travail, et objet dont les problèmes se résoudent dans une rapidité déconcertante (quand cette dernière exprime son mécontentement d'élever seule les enfants, ceux-ci sont envoyés chez le frère de Robert. On ne reviendra plus là-dessus. Le programme n'en veut pas. Quand l'amante apprend la liaison de R. Oppenheimer avec ce qui deviendra sa future épouse, le montage - le programme règle le conflit en quelques secondes. Ce qui prétend à être un puit à débordements et à idées devient subitement bouché. Seules comptent les grandes lignes.

Horreur, ce cinéma coincé fait aussi taire le spectateur. Impossible pour lui de penser face à cette avalanche verbeuse au point zéro de la mise en scène. Jamais le montage, la mise en scène où un repos furtif ne permettent de laisser le spectateur réfléchir. Seul le programme compte, il n'y a rien autour. Ainsi, c'est tout Oppenheimer qui devient stérile. Seule l'histoire, unique composition du programme, défile sur l'écran. Cette dernière est brouillonne et ennuyeuse. Dans la continuité de son cinéma, Christopher Nolan privilégie les strates temporelles. Mais qui y a t'il vraiment à ressentir ? Qui y a t'il vraiment à comprendre ? La tension attendue issue du duel-miroir entre les deux procès (le procès de Oppenheimer d'un coté, et celui de Lewis Strauss de l'autre) est tout de suite anéantie de part les nombreuses années qui les séparent et les contextes inexistants qui les composent. Mais pas de panique, le film est conscient de son architecture barbante : intégration constante de la musique – multiples flash-backs à chaque évocation de personnages et d'idées. Toute cette complexité pour quoi finalement ? Le programme tourne en rond dans son moule étroit, au point de s'emmêler et créer un labyrinthe involontaire.

Si l'on pose un regard sur ces dernières années, ce syndrome d'un cinéma coincé semble avoir déjà envahi Hollywood. Le film de science-fiction Dune de Denis Villeneuve sorti en 2021 fût tout aussi comprimé à son programme : l'histoire (connue et reconnue), les beaux paysages, et rien d'autre. Dans mon écrit sur le film à l'époque, je parlais d'un cinéma-paysage uniquement motivé par ses effets numériques grandioses. Un film à la frontière de la publicité (de parfum ?). Les symptômes d'un cinéma coincé semblent alors parfaitement lui accoler : interdiction d'ouvrir des brèches, d'instaurer des fulgurances, des ruptures de ton. Seul compte le programme et ses grandes lignes. On raconte ce qu'il y a à raconter, point barre. Dans sa critique à propos de Oppenheimer parue dans les Cahiers du Cinéma, Hervé Aubron ramène le blockbuster à la bombe atomique : une explosion, et le vide en son coeur. Tout est dit. Il y en a assez de ces cinéastes qui plantent dans le sol leur colossal programme filmé dans un sérieux déconcertant. Aussi colossal soit-il, ce programme a le poids d'une plume. Il faut plus d'images, moins de paroles ! Dans l'incroyable partie 8 de Twin Peaks : The Return, David Lynch investit l'intérieur même de l'explosion nucléaire. De nouvelles images nous arrivent et un nouveau monde terrifiant voit le jour. Il est en partie là le cinéma : l'investigation d'une image - d'une brèche insoupçonnée.

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le 29 oct. 2023

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Rémi Savaton

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