Alex, le nihiliste kubrickien
Alex incarne d'après moi l'essence de la philosophie nihiliste: l'accomplissement de soi par la destruction de tout ce qui est autre que soi, ainsi qu'une volonté de puissance, qui, non canalisée, n'est plus un acte libertaire mais une jouissance égoïste de son propre être.
Comment ne pas étiqueter Axel des mots "mal" ou "hyperviolence"? Ses actes sont abjectes et Kubrick ne boude pas son plaisir à nous voir grimacer devant son comportement antisocial, à l'opposé de tous nos repères moraux. Il construit notre opinion sur Alex à coup de scènes choquantes, allant crescendo du clochard tabassé au viol. La société elle aussi étiquette Alex de pervers sexuel absolument mauvais, et se met en tête un dessein fou: et s'il était possible de guérir le mal?
En vue de le "corriger", Alex se voit infligé un traitement pavlovien: attaché à une chaise, les yeux grands ouverts, il est contraint de visionner des images de guerre et de violence, en ayant pris, à son insu, des drogues qui lui déclenchent des fortes réactions de dégoût. Son cerveau créé ainsi des connections entre ces deux événements, de manière à ce qu'à chaque fois qu'il est sur le point de s'abandonner à sa pulsion de violence, il sera de nouveau saisi par ce malaise viscéral. Bien entendu, le traitement ne guérit en rien Alex de ses troubles et se contente de réprimer leurs expressions violentes. Libéré de prison, il parvient à se contenir un temps, grâce aux réminiscences du traitement, mais n'en ressens pas moins des pulsions. Jusqu'à la toute fin, inévitable.
Les axes de réflexion d'Orange mécanique sont multiples. Le premier tient à la définition du mal: est il radicalement différent de vous et moi? La violence d'Alex, ne l'avons nous pas en nous, et ne sommes nous pas, nous aussi, les sujets d'un traitement pavlovien infligé par notre éducation? Et si Alex et sa jouissance brute de vivre représentait la véritable nature humaine, que la société aurait réprimé pour mieux perpétuer l'espèce?
Voilà l'essence même de la pensée nihiliste, à laquelle on peut ouvrir un second axe de réflexion: le mal n'est pas radical, nous contenons nous aussi cette violence sauvage, dionysiaque, mais l'humanité réside dans la reconnaissance de l'autre, de son existence, de sa plénitude. Dès lors, on ne peut pas s'accomplir soi même en niant autrui, en ne répondant qu'à sa nature primitive. L'homme est intrinsèquement un être social, qui devient homme en vivant en communauté, grâce à une culture et une éducation. Nous revoilà tombés sur le thème rebattu nature vs. culture, merci Kubrick!
Enfin, une des questions les plus passionnantes posées par le film: peut-on guérir un comportement considéré comme trouble de la personnalité par la société? Il fut un temps où l'homosexualité était l'objet de traitements en tous points similaires à ceux subis par Alex! Aujourd'hui,nous considérons une variété d'autres comportements, cette fois-ci différents de la normalité en ce qu'ils sont asociaux, imprévisibles voire dangereux, comme des troubles de la personnalité: bipolarité, schizophrénie, etc. et sommes presque comme rassurés en les étiquetant chacun de divers appellations. Si je ne remets pas en cause leur caractère dangereux aussi bien pour eux mêmes que pour les autres, je souhaite simplement questionner notre regard de la normalité, et en finir avec cette envie vieille comme le monde de vouloir lisser les différences, gommer les aspérités, conformer l'étrange et l'incompris. Certes, Alex est un criminel violent et doit être puni pour cela, mais doit on pour autant s'arroger le droit de le changer, sous le prétexte de sa dangerosité? Derrière les barreaux d'une prison, il ne nuira plus, alors à quoi bon altérer qui il est, tel un Dieu despotique?