On remarque lors d’un furtif coup d’œil dans la filmographie d’Orson Welles, une certaine constante quant à l’adaptation d’œuvres littéraires : Kafka avec Le Procès, et puis Shakespeare dans deux chefs-d’œuvre parmi tant d’autres, Macbeth et Othello. Manière peut-être pour l’Américain d’échapper à l’emprise maudite des Majors, pour se rassurer dans les classiques éternels ; ou bien pour sublimer son médium - alors quinquagénaire -, qui s’en verrait redoré par les siècles passés de création. Car oui, c’est ici une symbiose sublime entre le sixième et le septième art qui opère, conjuguant ainsi théâtralité émotive et cinénégie plastique.
La première séquence impose dès lors l’épilogue funèbre : plongée extrême sur le vice, baignade non-consentie, au son des cloches, sur un visage de mort. Un visage qui sera, comme durant la totalité de l’œuvre, plongé dans le noir profond, comme pour mieux signifier le mal établi dans la chair d’Othello - Welles devant la caméra, comme à son habitude. Mais aussi le visage pour rappeler à la grandeur d’une lumière bien placée, assez puissante pour souligner les traits démoniaques de sa figure. Sur ce point-là - comme sur de nombreux autres -, Welles est un génie, car que ce soit dans Le Troisième homme, ou dans La Soif du mal, c’est toujours sur sa chaire que s’imprime cette beauté machiavélique…
Alors, à cet horizon dichotomique, s’ajoute le montage qui, étrangement véloce pour un temps qui se veut carcéral, s’aligne à la frénésie dépeinte dans la Sérénissime : point d’interludes contemplatifs, mais des bonds soudain, des cuts brutaux semblant s’accorder au ballet vénitien des troubadours et autres marginaux - on pourrait d’ailleurs rapprocher l’œuvre au Septième Sceau de Bergman, où les chants et les violes de gambe étouffe le lent requiem de la faucheuse.
Mais ce sont, en outre, les jeux et les expressions de chacun qui gardent leur théâtralité, mis en exergue par la mise en scène oscillante entre plongée terrifique et contre-plongée audacieuse - en atteste la mobilité constante de la caméra, qui vogue comme un navire en pleine tempête sur les visages et les lieux, par dessus ou par dessous, bien droit ou en dutch angle… Ce n’est donc pas la planitude des planches qui empêchera Welles de manier son langage à la perfection.
Ainsi, on retiendra d’Othello sa sublime manière de figer les enjeux de pouvoirs, qui conservent alors leur théâtralité : par la composition - jeux de reflets et de miroirs comme écran de puissance - par la lumière - noir profond pour le Maure, blancheur extrême pour sa femme. Mais cette balance des choses s’articule aussi dans la façon unique de filmer les espaces, car ceux-ci seront soit propices aux messes basses, entre deux ruelles, ou hôtes des crises et des cris… Par ailleurs, tant chez Welles que chez Shakespeare, l’endroit demeure bien souvent la fortification symbole de pouvoir - la colossale Xanadu de Citizen Kane, le château maudit de Macbeth - bien que ce sont ici les murailles qui s’adoubent face aux vagues. Car oui, il serait absurde d’évoquer Othello sans en exprimer la fascination pour la mer. Mer de partout, confrontant les remparts et les esprits, accueillant dans un dernier souffle le corps de sa femme, ou d’où naquit Iago ; ce même Iago qui infusera son venin dans l’esprit d’Othello, le jetant alors dans une écume atroce… Mais la mer et l’apostrophe finale rappelle surtout la grandeur d’une œuvre finie dans une carrière aussi géniale qu’inachevée : celle de Welles.