Film inclassable situé entre thriller poético-érotique, film d'espionnage, docu-fiction de la vie politique polynésienne, Pacifiction - Tourment sur les îles, nous fait vivre le quotidien du Haut-commissaire de la République De Roller, magistralement incarné par Benoît Magimel. On pourrait dès lors s'attendre à naviguer dans les arcanes du pouvoir polynésien et son folklore politique, il n'en sera rien. Dans Pacifiction, le représentant de l'Etat français semble beaucoup moins adepte des parapheurs que des night-clubs interlopes peuplés de serveurs (des deux sexes) dénudés. Car c'est là qu'il peut sentir réellement le pouls de l'archipel et observer les requins qui rôdent.

Aux antipodes du haut-fonctionnaire guindé, Benoît Magimel incarne un personnage ambigu , nouant des relations équivoques avec la population locale, entre paternalisme post-colonial, clientélisme et affection véritable pour ce autochtones encore traumatisés par les essais nucleaires. Or, une rumeur circule justement : de nouveaux essais nucléaires seraient en cours de préparation. Rumeur attisée par la présence inquiétante sur l'île de cet amiral méphistophélique de la Marine nationale (Marc Susini). Des filles racontent avoir passé la nuit dans un sous-marin. Des diplomates étrangers, probables espions, rôdent. Le représentant politique de l'île a été évincé par un jeune chien fou irrévérencieux (Matahi Pambrun) qui menace d'organiser des émeutes. Tout cela sent le soufre ou le délire...

Le haut-commissaire faussement débonnaire en costume crème et lunettes fumées, amateur de serrages de mains mondaines, va dès lors tenter d'en savoir plus sur cette rumeur susceptible d'embraser l'île. D'autant qu'il a le sentiment d'être trahi par sa hiérachie. Pour y parvenir, il va faire jouer tout son réseau de relations pour démêler l'écheveau. Entrent alors dans la danse une série de personnages fascinants qui vont devenir les yeux et les oreilles de De Roller : notamment un patron de boîte de nuit (Sergi Lopez), et surtout cette femme transgenre, Shannah (Pahoa Mahagafanau), qui va devenir son assistante fantôme et confidente.

Albert Serra subvertit tous les codes du thriller politique. En réalité, ce n'est qu'un prétexte pour proposer au spectateur une expérience cinématographique unique et oppressante qui n'est pas sans rappeler l'univers de David Lynch. De longs plans séquences contemplatifs sublimés par une musique hypnotique parsèment le film, de même que des scènes oniriques et irréelles comme cette danse sous la pluie dont Magimel ressort immaculé. Et plus le temps passe, plus le mystère s'épaissit.

Benoît Magimel réalise une prestation époustouflante. Son jeu est brut et spontané, truffé d'approximations verbales, de phrases hésitantes et d'aphorismes aux relants populistes. “La politique, c’est comme une discothèque, une danse avec le diable” nous dit-il. Tout cela est parfaitement calculé et renforce toute l'ambiguïté du personnage... et du film.

Pacifiction peut dérouter voire déplaire. Rien de plus normal pour un film-ovni de cette trempe. Pour ma part, je considère que Pacifiction d'Albert Serra est sûrement l'un des films les plus envoûtants et étranges qu'ait enfanté le cinéma français depuis fort longtemps.

Samfarg
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le 13 févr. 2023

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