Certaines choses frappent au premier coup d’oeil. La beauté d’un paysage, d’un tableau ou d’un regard font certainement partie de ces choses-là ; de ces splendeurs instantanées qui restent collées quelque part sur la rétine et gravées dans un recoin du coeur. Paris, Texas figure au rang de ces singularités esthétiques qui confinent au sublime, dans les limites de la simple humanité. Le film ne laisse pourtant apercevoir que quelques ondes de surface sans doute issues d’un séisme monumental qui s’agite sous sa peau : celui d’un coeur qui bat. Valéry ne disait-il pas que « ce qu’il y a de plus profond en l’Homme, c’est la peau » ?


Paris, Texas, c’est avant tout une œuvre “de surface” dont la beauté criarde s’impose au tout premier plan. Un grand paysage désertique : le Texas du titre est là, vaste, brûlé, flamboyant et sursaturé accompagné de la guitare chancelante de Ry Cooder. Les grandes buttes ocres et une guitare en bottleneck (qui fait ce son si singulier tout en glissés) : le premier plan a tout d’une carte postale. Robby Müller signe ici une photographie tout à fait extraordinaire par son iconicité immédiate. En quelques plans à peine, Wenders nous emmène dans l’amérique des magazines, l’amérique en carton-pâte, en résine, en toc, en creux ; une Amérique tout en apparences, une façade bien décorée mais cache-misère ; Disneyland. Derrière une photographie aussi soignée, il n’y a tout simplement plus de place pour la profondeur : beauté de surface d’un monde sans relief. Il n’y a qu’à voir le couple formé par Walt et Anne pour se rendre compte de ce manque apparent de profondeur : publicitaires, l’un américain, l’autre française avec un accent à couper au couteau (il ne lui manque que le béret, la marinière et la baguette), ils vivent littéralement des apparences. La beauté publicitaire est de celles qui doivent “frapper l’oeil” instantanément ; mais l’affiche publicitaire n’a pas d’envers (si ce n’est un réseau affreux de barres de métal qui la soutiennent à la façon d’un décor) et pas de volume. Tout le film est habité par cette esthétique factice et par le motif de la platitude : motels miteux aux néons aguicheurs et à la déco Kitsch, logos, slogans, reflets, vitres ; jusqu’aux décors presque soignés des peep-show qui masquent en fait une logistique malsaine et une construction bâclée tout en laine de verre débordante. C’est à, première vue, une esthétique du vide derrière les apparences qui domine le film. Les publicités brassent du vide ; derrière leurs grands caractères gueulards les slogans dissimulent mal le grand silence de l’esprit sur lequel ils reposent.


Le silence qui caractérise tout d’abord Travis est d’ailleurs la première occurrence du motif de la vacuité dans l’œuvre. On découvre le personnage assoiffé et épuisé, sortant du désert de Mojave. Il est alors réduit à ses traits essentiels : un bidon d’eau vide à la main pour la soif, une casquette rouge pour le soleil, un costume poussiéreux pour le désert. Il s’engouffre dans une station service et s’effondre après avoir étanché sa soif. On ne s’étonne pas du silence de Travis, même lorsqu’il reprend ses esprits : son refus du langage ne témoigne que de sa destruction interne ; il a tout de l’homme qui a dû affronter l’indicible. Dans les plans extérieurs, la photographie repose sur une lumière crue, vive et quasiment dénuée d’ombres qui expose les personnages tout entiers, les met à nus et semble en scruter la moindre parcelle. Mais une part de mystère demeure : le subtil frémissement sous la surface de l’œuvre commence à se faire sentir dans les éclairages plus baroques où les sources lumineuses s’entremêlent et inondent le cadre de leur chromatisme singulier.
Travis porte avec lui son lot d’étrangeté, il irradie et ôte aux lieux toute leur banalité. Une simple conversation dans un énième dinner autoroutier prend des allures mystiques lorsque toute la scène est éclairée de côté par les phares d’un pick-up garé devant la vitrine. Wenders et Müller, alors qu’ils tournent dans les décors les plus typiques que l’on puisse concevoir, refusent la banalité et plaident pour un décalage permanent. Au fur et à mesure que l’apparence du personnage se normalise (il troque son costume délabré pour un ensemble de chemises tout à fait adaptées au reste du paysage), Travis révèle un peu plus l’ampleur du mystère qui l’entoure : quatre ans de disparition sans aucune explication, laissant derrière lui femme et enfant. Ce qui fait la beauté de cet homme et sa dignité inexplicable relève d’un secret. « L’essentiel est invisible pour les yeux », écrivait Saint-Exupéry expliquant la beauté du désert par le puits qu’y s’y cache ; Bresson, lui, parlait de ses “modèles” en disant que « l'important n'est pas ce qu'ils me montrent mais ce qu'ils me cachent ». Dans ce film, il s’opère exactement ce que voulait le cinéaste pour ses modèles, « un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur », de la superficialité de l’apparence aux profondeurs tourmentées d’un coeur déchiré.


Ainsi, chaque chose nous apparaît d’abord du point de vue le plus extérieur avant que l’on s’en approche progressivement, en se laissant lentement apprivoiser. Le film opère un peu à la façon de Travis essayant de renouer le lien avec son fils qu’il a littéralement abandonné pendant quatre années : il enfile le plus beau costume qu’il puisse trouver, marche un instant en silence avec nous, nous laissant l’observer de loin. Puis nous finissons par traverser, par vouloir nous aussi en savoir plus. Lorsqu’à la moitié du film Travis part à la recherche de son passé, nous nous engageons pleinement avec lui parce qu’il est parvenu à nous séduire. Nous lui pardonnons volontiers son silence et son obsession comme le fait Hunter, son fils.


Du passé de Travis, nous n’avons tout d’abord qu’une image : un film super 8 où l’on peut le voir tout sourire avec le très jeune Hunter et sa mère, Jane. Nous découvrons la famille telle qu’elle n’existe plus : heureuse, unie, embrassée par la douceur orangée du soleil sur une grande plage vide. C’est d’abord par son absence que l’on découvre Jane, et ces images de profonde joie sont en même temps empreinte d’une infinie mélancolie. Travis a du mal à supporter leur visionnage et détourne les yeux : ces images ne sont qu’absence. C’est là une dimension propre à toute image : l’absence en est un élément constitutif essentiel. Bazin voit dans les images cinématographiques une momie du changement, la trace de ce qui a été. Peut-être faudrait-il insister sur le fait que de telles traces sont le reflet de ce qui n’est plus ; comme l’écrit Bazin lui-même les images sont plus « moulages » (vides) que momies (pleines) : l’image est absence. Le futur de Travis également, toute sa sécurité et ses espoirs se résument à une photographie représentant un terrain vague dont il a fait l’acquisition. Le vide, l’absence, l’irréalité, Travis baigne dans un océan de confusion dont il ne semble pouvoir s’extraire.


L’image est sans retour : avec elle, il n’y a plus d’interaction possible, elle échappe à notre pouvoir. Travis semble ne jamais parvenir à retrouver ce qu’il a perdu. Toute relation dans le film est vouée à l’échec, où à une médiation empêchant une présence réelle. En dehors des mots échangés avec Hunter ou avec Jane à la fin du film, le langage est réduit à sa plus stricte dimension utilitaire. Il n’y a pas de place pour le récit, les phrases ne sont que performatives ou informatives, Travis répond, ou demande ; jamais il ne “parle”. Un mur est parfois plus expressif. Même lorsque Walt ose demander à son frère ce qu’il s’est passé, il renonce et consent à subsister dans son ignorance. Quant aux relations entre Travis et Jane, ou avec son fils, elles sont condamnées à rester indirectes. Avec son fils, Travis communique à travers un talkie-walkie, ou un magnétophone, renonçant finalement à toute présence, restant derrière le voile de l’absence lorsqu’il fait montre d’un peu d’amour pour son fils.


L’image est infranchissable, notre désir ne peut que s’y heurter. C’est d’ailleurs sur l’asymétrie de la relation regardant-regardé que repose d’abord la scène du peep-show entre Travis et Jane. Lui la voit, à travers son cadre au format cinéma, dans un décor glauque mais d’apparence tout à fait réaliste. Elle ne voit en revanche que son propre reflet dans la vitre sans teint. Voir sans être vu, on retrouve la position privilégiée du spectateur de cinéma, tapi dans l’ombre devant cette fenêtre de lumière. Derrière l’écran, où la vitre, un monde inaccessible. Le cinéma ne fait pas que substituer à notre vision un monde qui s’accorde à nos désirs, selon la célèbre formule de Bazin reprise par Godard, il nous livre un monde étranger à nos désirs. Mais lorsque la situation du spectateur impuissant s'immisce dans la vie, qu’elle s’intercale entre nous et les autres, alors notre gorge se noue et les mots nous manquent ; nos sentiments s’arrêtent sur l’écran du monde, réduit à une simple image.
Travis franchit le pas, il parvient à parler à Jane lors de leur seconde “entrevue” ; entrevue qui n’en est d’ailleurs pas une : lui tournant le dos à la vitre, avant que Jane ne fasse de même. Pour que les mots ne sombrent pas dans la vacuité qui a été jusqu’alors la leur, il faut qu’ils se fassent récit, seule forme d’expression viable pour un homme qui n’a plus que lui-même pour interlocuteur. Travis parle alors de lui, et de Jane à la troisième personne, faisant exister hors de lui ce qu’il ne peut plus que rêver : sa vie, son bonheur, son amour. Le récit, la représentation, la mise en scène comme seul moyen de franchir la barrière, c’est toute l’idée de l’art qui s’affiche dans cette scène. Quand il s’agit de nos sentiments, nous sommes tous un peu artistes, exposant au grand jour des parts de nous-mêmes sans garantie de retour.
Quand les mots sont trop purs, quand ils laissent entendre le coeur qui les porte et les pousse dans le grand vide du monde, on n’ose pas résister. Jane abolit la barrière lorsqu’elle parvient à apercevoir Travis à travers la vitre, en éteignant la lumière de son côté du décor. Elle réalise le rêve impossible du modèle qui répond au spectateur de l’autre côté du cadre, les deux personnages fusionnant même l’espace d’un instant par la superposition de leurs reflets. Séparés, chacun d’un côté de la vitre, ils se comprennent cependant : se comprendre c’est amener deux coeurs à battre au même rythme.


Il faut parfois oser descendre assez bas, dans le tréfond des passions les plus primitives, dans l’obscurité de la jalousie et de la violence irrationnelle pour laisser entendre les palpitations d’un coeur enfoui. N’est-ce pas ce coeur qui bat, à la façon d’un puits quelque part dans le désert, qui fait la beauté de la peau et sa profondeur qu’évoquait Valéry ? C’est en tout cas lui qui fait la beauté de chacune des images du film, les agitant subtilement de quelques ondes de surface. Paris, Texas c’est la superficialité des cartes postales avec la profondeur de la peau.

EganTizzoni
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films et Les meilleures Palmes d'or

Créée

le 12 avr. 2019

Critique lue 522 fois

4 j'aime

3 commentaires

Le Noob

Écrit par

Critique lue 522 fois

4
3

D'autres avis sur Paris, Texas

Paris, Texas
Velvetman
10

C'est la fille.

Paris Texas, c’est l’existence d’un terrain vague au milieu de nulle part, une contrée vide de vie qui ne demande qu’à reconstruire les péripéties d’un passé lointain et oublié. Derrière un accord...

le 23 févr. 2015

152 j'aime

12

Paris, Texas
Dilettante
5

La fin justifie t-elle la moyenne?

Il est vrai que Paris, Texas est esthétiquement irréprochable tant les plans sont magnifiques. Malheureusement, le temps semble se figer lorsqu'on regarde un film aussi vide de vie ! Les scènes sont...

le 20 sept. 2011

85 j'aime

5

Paris, Texas
Grard-Rocher
8

Critique de Paris, Texas par Gérard Rocher La Fête de l'Art

Au Texas, dans l'immensité et l'aridité du désert, suivi du regard par un vautour, marche sans but un homme vêtu d'un costume de ville et d'une casquette avec pour tout bagage une gourde d'eau...

70 j'aime

9

Du même critique

Paris, Texas
EganTizzoni
10

De la « profondeur de la peau »

Certaines choses frappent au premier coup d’oeil. La beauté d’un paysage, d’un tableau ou d’un regard font certainement partie de ces choses-là ; de ces splendeurs instantanées qui restent collées...

le 12 avr. 2019

4 j'aime

3

Cléo de 5 à 7
EganTizzoni
10

Je suis vivante, et dix fois plus que les autres.

Je suis vivante, et dix fois plus que les autres. Alors que Cléo, une jeune et jolie chanteuse parisienne à la chevelure et au teint rayonnants, vient de sortir de chez la voyante qui lui annonce...

le 12 juil. 2017

3 j'aime

Vénus - Confessions à nues
EganTizzoni
10

Fenêtres sur l'intime

Avant de voir ce film, j'ai visionné une conférence un peu décevante sur TEDx (« Mieux comprendre sa sexualité pour l'améliorer »). Le propos du sexologue était simple : les problèmes de sexualité...

le 28 août 2019

2 j'aime