D’abord, signalons à toute fin utile que ce Paterson est un film-hommage à l’immense poète que fut William Carlos Williams et à son œuvre majeure, le poème fleuve Paterson. Poursuivons en rappelant (ou en apprenant puisque apparemment presque personne n’est au courant) que le poème est une chronique de cette petite ville, centrée sur la rivière Passaic, dont les chutes sont bien belles et constituent le décor de la scène presque finale entre le protagoniste (magnifiquement joué par Adam Driver) et le touriste et poète japonais, qui vient sceller l’alliance de la poésie objectiviste et du haïku, poème japonais dense et centré sur l’éphémère de l’existence et le temps qui passe. Il s’agit donc déjà (et peut-être avant tout) d’un manifeste de ce mouvement appelé « objectivisme » qui prit son essor aux Etats-Unis dans les années 1920 sous l’influence de poètes comme Charles Reznikoff, George Oppen ou Louis Zukofsky. Ce que l’on néglige souvent de dire, dans les anthologies ou les traités sur ce mouvement, c’est que son créateur fondamental est le géant de la poésie américaine du XXe siècle, le déjà nommé William Carlos Williams. La poésie objectiviste, au fait, qu’est-ce ? C’est d'abord un parti pris de ne pas exposer des sentiments ou des émotions mais de les susciter chez le lecteur par des descriptions minutieuses d'objets ou d’événements. C’est ensuite (et surtout me semble-t-il) le fait de considérer le poème comme un objet, fait de matière, celle du papier, de la colle de la reliure, de la ficelle éventuelle, et bien sûr de l’encre. On peut mesurer dans le film à la fois toute l’importance de ce support (détruit et pulvérisé par l’immonde cabot de la dulcinée du poète) et le caractère éphémère de l'écriture privée de ce support, illustré par la remarque de Paterson : « Ce n’étaient que des mots écrits sur de l’eau »… Au passage, signalons aux béotiens de la culture que le vers libre existe depuis le milieu du XIXe siècle (Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, 1842). Ceci pour celui qui a écrit quelque part : « Ce ne sont pas des poèmes que l’on entend dans le film car ils ne riment même pas » !!! Il fallait oser… Un autre a même été jusqu’à prétendre que les vers que l’on entend ne sont pas dignes d’un collégien moyen… Signalons pour en finir avec ce chapitre qu’ils sont de Ron Padgett, poète de l’école de New York. Je défie l’auteur de ce trait de bêtise consternante de faire des vers à moitié aussi beaux et aussi travaillés que ceux-là. Bon, passons à la suite…
Donc le film raconte la chronique de la petite ville qu’est Paterson, New Jersey. Tiens, une petite précision : Jarmusch fait (volontairement ou pas, je n’en sais rien) une erreur en avançant que Paterson est la ville natale et celle où a vécu Williams. En fait, celui-ci est né, a passé toute sa vie (il y était médecin) et est mort à Rutherford, petite ville voisine, située dans le même New Jersey. Bon, l’erreur est minime. Ici, on vit à Paterson, le héros, conducteur de bus de son état et poète à ses heures, c'est-à-dire toutes celles de la journée, se nomme aussi Paterson (redondance qui n’en est pas une et vient simplement boucler la boucle signifiante) et le poème en filigrane est Paterson, dont il ne sera cité aucun extrait, le seul poème de Williams entendu ici étant un des plus connus qui a pour titre This is just to say… et qui est une merveille de construction et un exemple magnifique d’objectivisme.
Donc, Jarmusch fait se balader son héros dans les rues de la ville et nous fait participer à ces trajets banals et quotidiens. On y vit de petits épisodes tout simples : une histoire d’amour achevée, une panne du bus, une dispute conjugale… rien d’exaltant dans le fond mais c’est la vie qui est ici représentée, dans sa simplicité dérisoire et grandiose. Et chaque matin, Paterson se réveille, enroulé autour de sa compagne, la délicieuse Golshifteh Farahani, dont la passion pour le noir et blanc est bien sûr un écho à la matière de l’écriture cinématographique, exposée en parallèle à celle de l’écriture poétique du papier et de l’encre. Pour ceux qui n’auraient pas compris, la séquence où le couple va voir un film... en noir-et-blanc est tout de même très explicite.
Finalement, Jarmusch a sans doute toujours été un objectiviste qui soit s’ignorait soit ne voulait pas se déclarer comme tel. Je pense, à l’appui de cette hypothèse, à Mistery Train ou à Broken Flowers, qui me paraissent en être les deux meilleurs exemples. Ici, il ose enfin et le résultat est plus qu’édifiant. Et si on veut absolument trouver un sens à ce film (ce qui est tout sauf une obligation !), il me semble qu'on peut le prendre par ce bout-là : son sujet central, c'est la matière, le grain, la texture dont le livre est fait, et par analogie le film, et finalement, par extension, ce par quoi l'être humain est constitué ou - en étant quelque peu deleuzien - machiné : "the stuff we are made of"... Et d'ailleurs, ce qui découle naturellement de cette texture corporelle, à savoir le rapport sexuel, appartient dans le film au registre du non-dit (ou plutôt du non-montré), en étant entièrement suggéré sans aucune exposition, dans le droit-fil de la pratique objectiviste.
Alors, tant pis pour tous ceux qui se sont ennuyés devant ce chef-d’œuvre et se croient détenteurs d’un savoir prétentieux qui les autorise à jacasser sans fondement. Pour les autres, je conseille de lire ou de relire Paterson, qui contient toute la beauté du monde, celle des chutes du Passaic, en tant que représentantes et constitutives (et surtout pas symboles !) de la chute du temps dans l’espace infini où se meut l’être humain.

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le 30 déc. 2016

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