Paysage dans le brouillard apparaît, rétrospectivement, comme une étape encore hésitante dans l’œuvre de Théo Angelopoulos, surtout lorsqu’on le confronte à L’Éternité et un jour, réalisé dix ans plus tard. Là où ce dernier parvient à articuler avec une maîtrise impressionnante cohérence narrative, puissance poétique et beauté plastique, Paysage dans le brouillard semble peiner à faire de ses fulgurances formelles un tout pleinement cohérent qui produirait un sens net.
Le film suit le périple de deux enfants, Voula et Alexandre, partis à la recherche de leur père supposé, en Allemagne. Mais ce point de départ presque classique – un voyage initiatique, une quête filiale – est rapidement détourné par le cinéaste. Angelopoulos ne filme pas tant un trajet qu’une errance : errance spatiale, à travers des gares, des routes, des terrains vagues et des lieux anonymes, mais aussi errance temporelle, les repères étant brouillés, les transitions flottantes, comme si le temps se dilatait ou se contractait au gré des mouvements de caméra. Les enfants semblent aller quelque part sans jamais vraiment savoir ni où, ni quand : ils ont un but, mais aucune orientation.
Les rencontres qui rythment leur parcours participent à cette impression de flottement ontologique. Les personnages secondaires entrent et sortent du récit, disparaissent puis réapparaissent sans explication, comme s’ils appartenaient davantage à un univers mental qu’à un monde réaliste. Cette logique quasi fantomatique renforce la confusion des deux protagonistes, pris dans un monde qui ne se laisse pas saisir, où les liens se défont avant même d’avoir pu se nouer.
Au cœur de cette structure éclatée, Angelopoulos met en scène la progressive confrontation des enfants à la brutalité du monde. Tout particulièrement la jeune Voula, encore prépubère, découvrant à la fois la violence des adultes, la menace latente des corps, et la dureté d’une société où l’innocence n’a pas sa place. Leur voyage, jalonné d’épreuves, traverse des espaces hostiles, boueux, grisâtres, des paysages altérés par l’intervention humaine, où la technique a détourné la nature pour lui substituer l’artificiel : routes, chantiers, zones industrielles, lieux sans qualités. C’est dans ce décor déshumanisé que se joue la perte d’innocence. Toutefois, Angelopoulos refuse le sensationnalisme : la violence reste en grande partie hors champ, suggérée plus que montrée, ce qui la rend parfois plus dérangeante encore.
L’essentiel de la force du film réside dans son esthétique contemplative. Les longs plans-séquence, marque de fabrique du cinéaste, installent une temporalité étale qui laisse au regard le temps d’arpenter le cadre. La lumière, souvent diffuse, filtrée par le brouillard, enveloppe les personnages d’une aura irréelle, presque mythologique. Le paysage, loin d’être un simple décor, devient un véritable élément dramaturgique : la brume, les nuées, les teintes froides construisent une atmosphère mélancolique et poétique, à la limite de l’onirisme. Certains plans, d’une grande puissance visuelle, restent en mémoire comme des tableaux autonomes, plus proches du rêve que du récit.
C’est précisément là que se situe l’ambivalence du film. D’un côté, cette esthétique du brouillard, de l’errance et de la dilatation du temps crée une expérience sensorielle et émotionnelle singulière, qui touche à une forme de pure poésie cinématographique. De l’autre, cette même option formelle tend à dissoudre la cohérence du récit et à fragiliser la construction du sens : la quête du père devient prétexte plus que moteur dramatique, les personnages semblent parfois dériver au gré des intentions symboliques du cinéaste plutôt que de s’imposer de l’intérieur comme figures pleinement incarnées.
En ce sens, Paysage dans le brouillard apparaît comme une œuvre de transition : un film où la puissance des images, la densité symbolique et la beauté de la mise en scène sont indéniables, mais où la maîtrise de l’ensemble reste inachevée. Angelopoulos y cherche déjà ce lien entre intime et métaphysique, entre errance individuelle et trouble historique, qu’il parviendra à faire dialoguer avec bien plus de clarté et de cohésion dans L’Éternité et un jour. Ici, le paysage est somptueux, le brouillard envoûtant, mais l’horizon demeure volontairement flou – au risque de laisser le spectateur, lui aussi, un peu perdu en chemin.