Aux premiers jours de 1888, Maupassant (5 août 1850 - 6 juillet 1893) publie « Pierre et Jean », court roman rédigé d’une seule traite l’été précédent. Il avait alors trente-sept ans. Ses deux personnages éponymes sont deux frères, Pierre (1855 -) et Jean (1860 -), respectivement âgés de trente et vingt-cinq ans au moment du récit, ce qui situe l’action en 1885, donc de façon presque contemporaine à son écriture. Habitant au Havre avec leurs parents, Mme et M. Roland, après avoir quitté Paris, ils voient leur lien fraternel fracturé par une nouvelle saisissante : Jean va hériter d’un ancien ami de la famille, qui lui lègue, à lui seul, toute sa fortune. Mais, au-delà de la bonne fortune, à tous les sens de la tournure, que constitue un tel legs, que signifie, de la part du défunt, un tel geste ? Quelle reconnaissance, quel aveu implicites ? La petite cellule familiale, auparavant dépeinte comme paisiblement idéale, subira, à travers cette aubaine, un séisme qui fera voler en éclats bien des visages, bien des représentations, bien des liens. Et le désir de lucidité qui anime Pierre sera expié au prix fort.


L’actrice Clémentine Célarié, tout en assumant avec intensité le rôle de la mère anciennement adultère, passe pour la deuxième fois derrière la caméra, après son adaptation en court-métrage homonyme (2009) d’un autre texte de Maupassant, une nouvelle, cette fois, « La Tombe » (1884). Tirant parti de l’état désert des lieux extérieurs durant les confinements successifs qui ont marqué 2020 et 2021, elle déplace l’action du Havre à Etretat, en profitant de la photogénie du lieu, et scénarise une adaptation fidèle de ce nouveau texte de Maupassant. Seule autre différence, d’autant plus notable qu’elle éclate dès le titre : Pierre (Loris Freeman), n’a pas un frère, mais une sœur, Jeanne (Elodie Godart), qui sera l’heureuse héritière. Et la jolie jeune femme convoitée par les deux frères rivaux devient jeune homme, Paul (Tom Leeb), qu’on ne se dispute plus. L’acteur Philippe Uchan, habitué des seconds rôles, gagne à se voir poussé plus avant sur la scène, pour y incarner un Gérôme Roland délibérément aveugle et refusant de questionner le sens de cette manne inespérée. Grâce à la participation de Mathieu Amalric dans le rôle du généreux testateur réapparaissant à l’état de fantôme ou de souvenir vivace, la réalisatrice obtient quelques scènes d’une belle intensité assez onirique. Moins onirique, mais tout aussi forte et impressionnante, la scène dans laquelle la mère coupable reconnaît dans les larmes sa faute passée, mais pour mieux clamer et revendiquer l’amour immortel qu’elle voue à son amant défunt…


L’équipe technique, resserrée du fait du contexte de tournage, a su restituer l’atmosphère confinée et bourgeoise du milieu social, tout en la modernisant. Beau travail de la décoratrice Isabelle Lawson. Le regard méticuleux et précis de Maupassant est, de même, bien saisi par la démarche du cadreur Balthazar Reichert et du directeur de la photographie Vincent Le Borgne. On peut seulement regretter que, dans le désir de contemporanéiser l’action, la musique électrique et nerveuse, par moments même mécanique, de Gustave Reichert, vienne détonner sur ce pont par ailleurs habilement jeté entre deux siècles et souvent même s’inscrire en rupture avec l’intrigue ou l’état supposé des personnages…


Il n’empêche. Clémentine Célarié tente et réussit là une proposition intéressante, qui renouvelle le regard porté sur l’œuvre du grand auteur normand et laisse le spectateur sur deux questionnements à faire fructifier : pourquoi cette féminisation du personnage de Jean ? La grande dissemblance entre l’acteur choisi pour incarner Pierre, grand et mince, avec un beau visage aux traits fermement taillés, et celui qui incarne son père, petit, rondelet, avec un visage plutôt ovoïde, est-elle assumée et délibérée ? Un doute étant jeté, voire confirmé, sur la rigueur de l’épouse, Clémentine Célarié a-t-elle voulu sous-entendre que Pierre également pourrait ne pas découler de son géniteur officiel ?… Un regard qui n’aurait sans doute pas manqué de faire sourire Guy…

AnneSchneider
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement. et Films dans lesquels l'eau joue le rôle d'un protagoniste

Créée

le 4 sept. 2021

Critique lue 506 fois

5 j'aime

5 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 506 fois

5
5

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3