Il existe aux États-Unis une importante collection d’archives cinématographiques, le fonds Rick Prelinger, constitué de supports antérieurement voués à la destruction : doubles étatiques, publicitaires, films d’amateurs... C’est dans cette matière pléthorique qu’a puisé Arnaud des Pallières, pour ce qui, en 2011, allait devenir son quatrième long-métrage. En Orphée de l’archive, il arrache à l’oubli ces poussières d’images et leur offre une résurrection inespérée, en portant à la lumière de l’écran différents éclats de l’Histoire américaine, depuis l’extermination des Indiens jusqu’à la conquête spatiale, en passant par le massacre des forêts et l’abattement de séquoias centenaires. Orfèvre du montage, il fait également affleurer des histoires plus obscures, singulières, heureuses, comme lorsque nous suivons la patiente construction très artisanale d’une piscine familiale, ou dramatiques, lorsque c’est le fait divers d’un père meurtrier qui est relaté.
Mais le mode narratif, justement, s’affranchit des usages répertoriés et aura sans doute déconcerté certains spectateurs. Et fasciné d’autres... Refusant le diktat de la voix off qui plaque sur des images leur interprétation obligée, Arnaud des Pallières préserve le caractère muet de ces archives. Le discours intervient, comme un écrin aux images, par le biais d’intertitres s’inscrivant en blanc sur fond noir, entre celles-ci. Mais, à la différence des intertitres classiques, les phrases ne sont pas livrées d’emblée dans leur intégralité. Elles sont segmentées en grands groupes fonctionnels qui tendent un fil entre les images, puisque une bonne compréhension syntaxique suppose, chez le spectateur, une éphémère mémorisation qui permette que se dégage un sens d’ensemble. Les images s’inscrivent alors comme le support d’une réflexion ou d’une méditation venant sous-tendre cette intellection d’un discours. Effet de dramatisation et de sens venant ainsi naître de l’image, au lieu de la dominer, comme trop souvent dans l’usage de la voix off. Exemple, ces prises de vue somptueuses de l’Océan déferlant sur les côtes, alors que les intertitres évoquent la conquête de l’Amérique, en 1492, et les dommages subis par les différents peuples originaires. La beauté se fait terrible, le déferlement, invasion et destruction.
La vision de « Poussières d’Amérique » est une expérience singulière, unique, qui tient de la contemplation méditative, portée par le rythme lent et réfléchi du texte, à l’image de la diction d’Arnaud des Pallières, même si elle ne se donne pas à entendre ici. Un texte élaboré à partir de fragments littéraires, de poèmes... On apprend ainsi à ne pas se fier au « je », qui est multiple, protéiforme, reflétant le caractère innombrable des actants d’un pays.
Mais si les voix sont muettes, le film, lui, ne l’est pas, accompagné par un très subtil travail du son, parfois illustratif, comme sur les vues d’océan, souvent décalé, comme lorsque la respiration à la fois profonde et contrariée d’un astronaute rappelle simultanément l’omniprésence et la fragilité de l’être humain, ou lorsque des bruits mécaniques traduisent la folie ou la brutalité humaines. Fidèle et superbe compagne de route, la musique de Martin Wheeler, que l’on retrouvera jusqu’à l’extase dans « Michael Kohlhaas » (2013), achève d’emporter le spectateur, même si elle s’efface ici souvent devant plusieurs pièces du répertoire classique.
Une singulière et envoûtante œuvre de remembrement, donc, au-delà de l’éparpillement cinéraire qui lui a donné naissance.