Mesdames, messieurs. Regarder un film traitant de son travail n'est pas toujours chose aisée. Souvent, la crainte nous traverse: "qu'est-ce que ces cons de scénaristes vont nous pondre comme histoire carabinée sur un chirurgien en bloc opératoire qui découvre un alien dans le ventre d'une vierge de Caroline du Nord" ou que sais-je, c'est bien simple, on ne connait plus leurs limites et pouvons seulement contempler au loin ces frontières que sont le manichéisme, les bonnes valeurs patriotiques et les loufoqueries de comédies ressucées dans de sempiternels films dont le degré d'intérêt peine à décoller de l'écran plat, et qui animent ces scribouillards honteux. Alors seulement on réfléchit, on sait que quelque chose de terrible vient d'arriver, qu'à chaque fois que vous parlerez de votre profession votre interlocuteur vous dira: "Ah? Comme James Franco dans Spring Breakers?" et vous, las, le visage blême, lui rappelerait que le métier de proxénète n'est plus ce qu'il était en ces temps de disette mondiale.
Je suis coursier à vélo dans Paris, comme une centaine d'autres de mes camarades, et je désapprouve ce film, comme un grand nombre des pratiquants du "fixed gear" ou pignon fixe en français. Pour bien comprendre de quoi il retourne, il faut que vous sachiez un peu qu'est-ce que le pignon fixe. Si nous devions résumer le topo, depuis les années 90, le vélo s'est avéré être un moyen de locomotion rapide et efficace afin de se faufiler dans le traffic d'une ville comme New York (majoritairement fréquentée par des quatre roues) et ainsi, des coursiers à vélo ont proposé leurs services afin de délivrer des plis ou petits paquets dans un temps limité à quelques heures partout dans la ville. Le secteur a connu un essor car il s'est avéré que ce fût "cost-efficient" et bientôt une partie des coursiers, pour des raisons purement technique se sont tournés vers la pratique du pignon fixe dans le paysage urbain.
Le pignon fixe est un système mécanique qui est une base du vélo (on peut voir Edison faire des singeries avec à la fin du XIXe). Doté d'une chaine relié à un pédalier et un pignon solidaire de la roue, il signifie que chaque mouvement de pédale (en avant ou en arrière) implique proportionnellement un mouvement de la roue dans le sens donné. En clair, si vous pédalez, la roue arrière tourne, si vous arrêtez elle s'arrête. Et là me direz-vous, "quel est diable l'intérêt de pédaler sans cesse?" Je vous répondrai qu'il y a autant de réponses possibles que d'adeptes du pignon fixe mais qu'il existe une force dans le pédalier qui entraîne, qui vous fait ressentir au plus près le contrôle total de votre véhicule. Bref, ce procédé de pignon fixe est surtout celui utilisé dans la catégorie du Vélo sur piste car il permet d'atteindre de grande vitesse (plus de soixante dix kilomètres heures généralement) et a été détournée par les messagers pour son utilisation en milieu urbain pour des raisons évidentes de simplicité d'entretien.

Maintenant penchons-nous un peu plus sur le film sans véritablement s'attacher aux performances des acteurs (de passables à mauvaises) mais à ce qu'il soulève. Ce film est sorti en 2012 lors du véritable boom du pignon fixe dans le monde. Dès la fin des années 2000 on pouvait voir naître plusieurs vidéos sur internet de ces fameux "fixie", les voir apparaître dans des shootings photo mode pour leur style épuré et bientôt la fabrication de cadres de vélo dédiés et le business autour de cette pratique commençaient. Il était naturel de voir l'industrie du cinéma s'emparer de cette niche en développement mais comment? Sans légende fondatrice, sans personnalité représentatrice du domaine, il fallut qu'elle se penche sur un métier au risque permanent (celui de la route) et en y rajoutant ses ingrédients classiques: une histoire d'amour et de rivalité, un flic corrompu et des minorités. J'imagine déjà une séance de brainstorming pour déterminer ce qu'il allait advenir de ce coursier:
"Hé! Hé! Si on lui faisait transporter du plutonium?
- Nooon, la radiation passerait à travers le sac, c'est pas crédible!
- Bah alors le président! Ouais! Ouais! Le président c'est bonnard ça non?
- Comment tu veux le faire rentrer dans un sac?
- Des lettres! Un coursier, ça transporte bien des lettres?
- Oui mais c'est chiant! On fait pas un film sur un postier!
- Alors on met des trucs qui pètent dans les enveloppes!
- Attends je crois qu'on tient quelque chose... Feux d'artifice, chinois, lettre, argent, mafia. C'est bon. Easy money bro."

Le grand sujet de ce film, l'une des grandes questions qu'il soulève c'est: "faut-il avoir un frein, ou deux, ou pas du tout?" Lourde problématique. Il y répond tout seul avec son générique de fin quand Gordon lévite dans l'arrière d'un tacos en se gauffrant le bras dedans. Question centrale du film, on dirait qu'il s'agit presque d'un stade à dépasser afin de prendre tout le contrôle de son vélo. Sur ce point, il faut le dire, le frein sauve des vies, évite des accidents et la scène où la nana arrache son frein est juste risible, seulement il est vrai que rouler sans frein (puisque le pignon fixe possède un système de freinage propre avec de l'anticipation) permet aussi d'assumer le plein contrôle du vélo tout en n'étant pas à l'abri d'une mauvaise surprise où les plus aigris diront: "avec ou sans frein c'était inévitable". Mais bien qu'il s'agit d'un débat que des puristes alimentent, il n'en reste pas moins que la communauté (et la loi française également) s'entendent pour dire que l'équipement de frein est tout de même nécessaire quand on circule sur la voie publique "just in case".
Le deuxième grand point soulevé par le film est cette immense rivalité entre fixé et les autres gens qui font du vélo comme tout le monde avec des vitesses. Cette haine n'a de semblable que celle qu'entretient le cinéma pour les bons films (brisée de temps à autre oui oui). L'intérêt de n'avoir qu'une seule vitesse est d'avoir un développé assez polyvalent pour correspondre à la zone géographique dans laquelle on roule et qui implique donc de la connaître. L'intérêt quant à lui d'avoir 16 ou 40 vitesses est d'approprier son effort au type de vallonement que l'on rencontre. Ainsi on se rappelle cette inénarable course-poursuite dans un parc avec Manny où l'on vous montre toute la perfidie et la jalousie qui animent ces coureurs aux multiples vitesses.
Le troisième point, je dois lui reconnaître une partie de véracité. La communauté à une seule vitesse est très soudée. Croisez dans une rue un camarade et c'est tout de suite la reconnaissance assurée et le petit arrêt parlotte. Mais de là à jouer les hooligans dans Chinatown, je ne sais pas.
Dernier point qui doit être souligné, c'est effectivement ces instants dans le film où Joseph possède ce sixième sens lui permettant de se frayer un chemin dans la circulation. Bon, la ficelle marche bien les deux premières fois mais à la longue, en plus de réutiliser les mêmes animations en images de synthèse, ça devient un peu lourd. Mais cet aspect développé est intéressant car est assez fidèle à ce qu'il se passe dans la réalité. Possédant un temps de réaction connu du commun des mortels mais une distance de freinage démesurée par rapport à un cycliste lambada, le fixé est en permanence en train d'anticiper ses manoeuvres au cas où il surviendrait un accident devant lui et qu'il ne pourrait éviter. C'est assez habile d'avoir inclus cette feature dans le film et je le souligne.
Pour conclure, passons rapidement sur la principale différence qu'il peut exister entre nos métiers outre Atlantique c'est que les coursiers aux Etats-Unis travaillent à leur propre compte et donc doivent effectivement jouer des coudes pour parfois obtenir assez de courses afin d'obtenir un salaire journalier honorable. En France, bien que la plupart fonctionne sur le système du salaire fixe au mois, il existe effectivement quelques sociétés qui emploient et payent leurs coursiers à la course mais qui ne laissent place à aucune animosité les uns envers les autres.

Et si nous oublions toutes ces vaines cascades, peut-être pourrions-nous nous pencher davantages sur deux documentaires qui valent le détour puisque réalisés par des passionnés et visibles librement sur une plateforme de vidéo en ligne bien connue. Le premier est un film de Lucas Brunelle intitulé Line of Sight (2012), traitant du pignon fixe à New York à travers ses courses organisées chaque année (Monster Track), puis où il sillonne le monde pour de nouvelles sensations et rencontres; et le second documentaire s'intitule Pedal réalisé en 2001 par Peter Sutherland et qui est consacré aux coursiers dans New York.
Bref, vous l'aurez compris, ceci n'était pas vraiment une critique mais une rectification du tir lancé par Premium Rush. Un navet dans notre milieu et un film tout aussi oubliable pour le cinéma. En espérant ne pas avoir trop été pédant je vous souhaite d'agréables moments à deux roues.
Albion
3
Écrit par

Créée

le 9 nov. 2013

Critique lue 2K fois

13 j'aime

1 commentaire

Albion

Écrit par

Critique lue 2K fois

13
1

D'autres avis sur Premium Rush

Premium Rush
QuocN
7

Plus vite, pédale! (ou pédale plus vite, je sais plus)...

Voilà le genre de film que j'apprécie de voir un coup de temps en temps. Du cinéma qui n'a pas d'autre prétention que de divertir pendant 1h30. Ce n'est certes pas profond, mais ce n'est pas le but...

le 3 févr. 2013

14 j'aime

3

Premium Rush
Albion
3

Il faut que je l'évite.

Mesdames, messieurs. Regarder un film traitant de son travail n'est pas toujours chose aisée. Souvent, la crainte nous traverse: "qu'est-ce que ces cons de scénaristes vont nous pondre comme histoire...

le 9 nov. 2013

13 j'aime

1

Premium Rush
Omsi
2

V Low

A la base j'y suis allé sans faire vraiment gaffe juste parce que y'avait rien d'autre et que Gordon-Levitt à l'affiche, pourquoi pas. J'avoue tout de suite que je me suis directement demandé quelle...

Par

le 10 sept. 2012

12 j'aime

3

Du même critique

Abraham Lincoln : Chasseur de vampires
Albion
10

Rendons Abraham ce qui lui appartient.

Comment vous expliquer ce sentiment. Lorsqu'en général sous vos yeux ébaubis s'inscrit une bande-annonce d'un film (disons ici qu'il s'agit d'un film d'action QUAND MÊME), on se sent très vite...

le 31 juil. 2012

45 j'aime

10

Le Feu follet
Albion
10

Si Rigaut meurt, Maurice Ronet.

Le Feu Follet est une adaptation entreprise par Louis Malle afin de lui éviter, a-t-il avoué, de ne mettre lui-même fin à ses jours. Le Feu Follet écrit par Drieu-La Rochelle suinte l'intimité des...

le 16 mars 2012

29 j'aime

5

Un homme qui dort
Albion
8

La victoire ne t'importe plus.

Un homme qui dort est l'une de ses rares adaptations dirigée par l'auteur du livre lui-même. Livre dont le film prend sa source afin de se mettre sur pieds. Un homme qui dort est par ailleurs un...

le 10 mai 2012

25 j'aime

5