Tsounami 4 - Procès des belles couleurs


Il y a des films qui méritent d’être revus. Un unique regard ne saurait parfois suffire à s’empreindre de, à déceler, à saisir le filament de leur beauté ondoyante. Certaines de leurs scènes n’émerveillent qu’à la condition d’allées et venues, de revisualisations, façonnant alors avec certitude nos impressions, à l’image d’une musique qu’on écoute plusieurs fois avant d’en être épris. Comment expliquer ce phénomène qui, d’une certaine manière, cultive notre perception du Beau ? D’où viennent ces œuvres étranges, complexes, voire inintelligibles au premier coup d’œil, mais lumineuses en fin de compte ? D’ici jaillit un détail qui nous avait échappé. De là les mots et les dialogues prennent sens. D’ailleurs l’œuvre en elle-même s’éclaircit. C’est le cas de Prenez garde à la Sainte Putain (1971) réalisé par Rainer Werner Fassbinder, connu pour des films comme Tous les autres s’appellent Ali, Le Droit du plus fort ou encore la série Berlin Alexanderplatz.


Château en Espagne ?


Tsounami 4, la vague portuaire automnale, poursuit sa conquête cinématographique vers l’esthétisme. Mais la perception du Beau est-elle seulement affaire de colorimétrie ? Les attitudes, les gestes, les paroles, les sons, les silences, les regards, les non-dits, sont parfois gages d’une beauté sibylline. Ceci étant dit, venons-en aux faits. C’est dans un hôtel en terres espagnoles qu’une équipe de tournage se prépare à réaliser un film sur la violence d’État institutionnalisée. Sascha (R.W. Fassbinder lui-même) est directeur de production, Eddie Constantine et Hanna Schygulla interprètent leurs propres rôles (principaux) sous la houlette d’un metteur en scène névrosé, Jeff (Lou Castel), pour le moins tourmenté à l’idée de tourner ce métrage. Chaos poétique, ambiance confuse voire absurde, années 70, séduction et jeux de regards : tels pourraient être les mots qui décrivent le mieux ce Fassbinder. Bâti sur fond de Cuba Libre, le cocktail enivrant du bar plébiscité par la moitié de l’équipe du film et des équipes, des morceaux planants bien sentis - So Long, Marianne de Leonard Cohen par exemple - viennent délicieusement nourrir la volupté environnante. Jeff va-t-il s’extirper du marasme et poursuivre son film ? Prenez garde à la Sainte Putain exhibe en somme la genèse d’une œuvre d’art, les méandres de la création.


86 BPM


¡Cuba Libre por favor! Nous nous délecterons bien d’en prendre un autre avant de poursuivre. La liberté est le maître-mot du film. Et au préalable, elle est corporelle. Les âmes en peine dansent aux sons de compositions extradiégétiques, rythmant les lents mouvements de leurs corps. Le downtempo perpétuel n’occulte pas la finesse d’exécution des mouvements, des regards attendris, des tentatives d’accéder au plus profond de l’autre. C’est bras entrelacés, yeux dans les yeux, qu’un des acteurs du film, Ricky (Marquard Bohm), allume par exemple la cigarette du coach Herb Andress. Liberté sexuelle ensuite, et en lien avec l’époque, tant notre œil se surprend à scruter un plan à trois au milieu du hall, parmi les personnes présentes au bar, trop occupées à ruminer leur tristesse, à fumer et à boire. Peut-être enfin la plus fascinante des libertés retransmise à l’écran, celle d’une libre disposition du jeu d’acteur. Eddie et Hanna en discuteront : “amateurisme” pour l’un, pestant contre Jeff et son travail bordélique, “rareté” pour l’autre, car dispositif trop rare au cinéma. Nous pourrions parler des couleurs pâles et ternes, faisant naturellement ressortir les tons chauds des costumes clairs et du printemps espagnol. Nous en oublierions peut-être l’essentiel : l’esthétique du film repose sur tout et son contraire. Car du contraste, du relief, de la matière, il y en a. L’œuvre est sans cesse nourrie de paradoxes. Elle oscille entre grands moments de douceur - les scènes en extérieur avec vue sur une mer dont on pourrait encore sentir la brise nous effleurer, les délicates étreintes entre les personnages, la lenteur de leurs mouvements - et grands moments d’agressivité. Jeff, éternel irascible, n’hésite pas à invectiver son équipe pour une question de décor : “Apprenez à faire des films !”.


Le meilleur est pour la fin. Le spectateur a droit au point d’orgue extraordinaire du film : une extase esthétique, ultime souffle d’une liberté incandescente. Tel un nœud de cœur lié par la chair et les cœurs battants, sur le ponton bercé par les vagues aux reflets verts et bleus, c’est une marée de femmes et d’hommes qui, sur ce plan, jettent l’ancre. Les rambardes esquissent les contours d’un cube irrationnel, cette figure géométrique paradoxale coincée entre réalité et imagination. Un peu comme nous, spectatrices et spectateurs. Quoi de mieux que de finir le trip synchronisé à 86 BPM sur Let's go Stoned de Ray Charles les yeux rivés sur Hanna, corps et âme avec le son ?


Désir de difficulté


Frédéric Sabouraud (enseignant-chercheur, critique et réalisateur français), dans un hors série de décembre 1993 des Cahiers du cinéma, n’hésite pas affirmer à propos du réalisateur allemand [qu’il] “ne drague pas son spectateur. Il le capte, le retient, à condition que l’autre accepte le dispositif qui consiste à le malmener un temps pour lui révéler quelque chose de lui-même.” Bien loin des extravagantes couleurs de Querelle (1982), marquées d’un sceau baroque, cette quatorzième réalisation de Fassbinder nous rappelle que l’expérience esthétique passe également par ce qui nous dérange, nous interpelle et nous retient. Au fond, les couleurs enjolivent le reste. Bref, c’est d’abord par l’émotion d’un geste lent et délicat, par une tirade qui résonne en nous, par une danse entre Ricky et Hanna, que cette expérience se déploie peut-être le mieux sous nos yeux. Cette perception de la beauté est certes plus difficile d’accès. Mais elle a le mérite de construire un goût personnel, de révéler “quelque chose” de nous-même. C’est donc pour ça qu’il faut revoir. Se replonger dans les films sans pour autant les comprendre. Seul l’effort de se projeter vers la difficulté constitue une porte d’entrée de la connaissance que nous avons de nous-même, de la révélation existentielle la plus intime.


Texte à retrouver ici : http://tsounami.fr/critiques/Prenez-garde-%C3%A0-la-sainte-putain.html

Nosferaphou
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le 6 déc. 2021

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