Un pouvoir délirant engendre le chaos

Dans les cercles vicieux du pouvoir, la paranoïa est essentielle à la survie. Le grand paranoïaque Hidetora Ichimonji n'est pas septuagénaire par hasard. Grâce aux décennies de trahison, de mutilations et de massacres, le daimyo a fait triompher son clan. Après la belle scène de chasse d'introduction, ses compagnons vénèrent son grand âge comme une bénédiction divine. Épuisé par la course aux sangliers, il s'endort. A son réveil, le vieux lutteur cède le contrôle de son fief à ses fils Taro, Jiro et Saburo. Abasourdis, les deux premiers supplient leur père de garder le pouvoir. Le benjamin méprise la faiblesse d'un "vieux fou qui ne sait plus ce qu'il fait"... Se lasser du pouvoir, croire que l'on peut se la couler douce est impardonnable.

"Ran" est une chronique sur la déraison du pouvoir, qui accouche du chaos. Pour filmer la démesure des guerres claniques, Kurosawa prépare un spectacle total, historique et épique. L'artiste consacre dix ans à découper et à peindre le storyboard ! La création de centaines de costumes du XVIe siècle prend deux ans. Dans l'herbe de vertes collines, tuniques, drapeaux, bannières, campement de toiles aux couleurs les plus vives flambent. Des armées de figurants drapeaux au vent s'étirent sur la ligne de crête d'un plateau, manœuvrent en de géométriques figures, combattent en pleine nature ou prennent d'assaut un château. Les coûts du film sont astronomiques pour l'époque.

Kurosawa s'inspire du "Roi Lear" pour cette tragédie du pouvoir, de la haine et de la folie. Les trois filles de Lear deviennent les fils du daimyo. Taro est promu chef du clan, ses frères lui doivent respect et obéissance, chacun habitera un des trois forts. En colère, le père bannit Saburo avec son défenseur Tango. Il conserve le titre de Grand Seigneur et une garde personnelle. La principale forteresse offerte à Taro sera sa résidence. Pensait-il, ce criminel endurci, jouir d'une retraite aux jours paisibles ? Il sera châtié par les rares victimes qu'il a laissées en vie...

Dignes fils de leur père, Taro et Jiro le trahissent. Kaede, l'épouse de Taro, l'incite à chasser le vieux sanglier malavisé. Ichimonji furieux se réfugie chez Jiro, dont la femme Sué est devenue bouddhiste. Elle a pardonné à Ichimonji le massacre de toute sa famille. Aimer un ennemi est un tour de force spirituel : seul l'amour peut interrompre la chaîne infinie des vengeances. Mais au premier prétexte, Jiro expulse son père. N'osant demander l'asile à Saburo le banni, le vieil Hidetora erre avec son fou Kyoami et ses soldats en quête de nourriture. Tango les aide et les mène au troisième fort.

Dans les cercles vicieux du pouvoir, les tueries engendrent la haine, exacerbent la soif de vengeance. Les victimes accumulées, vivantes ou mortes, réclament justice. Et la drogue du pouvoir, circulant entre les frères, fait basculer leur clan dans une guerre intestine. En l'absence de Saburo exilé, les troupes de Taro et de Jiro attaquent le château. Flèches, lances, sabres massacrent tout le monde. Taro est abattu d'un coup d'arquebuse. Les couleurs des frères : jaune, bleu et rouge, permettent de reconnaître les camps malgré les flammes et les fumées.

La scène où Ichimonji échevelé quitte le donjon embrasé, traverse les troupes ennemies est extraordinaire. Est-il sous la protection de puissances infernales ? Aucun soldat n'ose le toucher ni l'abattre. A demi fou, il bat la campagne comme un aveugle et retrouve les fidèles Tango et Kyoami. Le trio se réfugie dans la hutte du frère de Sué. Hidetora lui avait crevé les yeux lors du massacre de sa famille...

Ayant semé la mort, Hidetora récolte la trahison de sa famille et la perte de ses illusions. La farandole infernale des bourreaux et des victimes alimente un brasier d'apocalypse... Dans une scène de sexe et de haine d'anthologie, Kaede à peine veuve s'attaque à Jiro, le terrasse, lui entaille la gorge au couteau... et le viole. "La Renarde" le pousse au meurtre de son épouse et à la guerre contre Saburo. Le puissant clan Ichimonji est voué à l'extermination.

Bourreau devenu victime, Hidetora est traqué par la folie dans les ruines d'un fort qu'il a détruit dans ses années d'hybris conquérante. Fuit-il des cauchemars qui hantent ses nuits et ses jours ? Fuit-il sa monstrueuse destinée ? Où que son âme l'entraîne, Ichimonji devra boire le calice jusqu'à la lie. L'amour a trop manqué dans sa vie. Les brutes préfèrent la haine et la vengeance. Dans les ruines de son ancien fort, le jeune aveugle désespéré appelle sa sœur Sué... En vain. Répétons-le, un pouvoir délirant engendre le chaos.