Red Amnesia
6.2
Red Amnesia

Film de Wang Xiao-Shuai (2015)

Wang Xiaoshuai est un des piliers de la « sixième génération » de cinéastes de la Chine continentale, ceux d’après les évènements de Tian’anmen, avec à ses côtés d’autres brillants réalisateurs tels que Jia Zhang Ke (Still Life, A Touch of sin) ou encore Wang Bing (A la folie, Les trois sœurs du Yunnan). C’est le cinéma de la nouvelle Chine, cette Chine schizophrène, malade d’elle-même, écartelée entre le communisme et l’ultra-libéralisme.
Sa partition est plus particulièrement marquée par les séquelles de la Révolution culturelle, puisque ses parents sont de ceux qui sont partis volontairement s’exiler pour accélérer le développement des campagnes reculées, la fameuse « troisième ligne de défense » de Mao et de sa Révolution culturelle.


Red Amnesia est un film qui fait le lien entre cette période sombre de l’histoire de la RPC et son visage d’aujourd’hui, au travers de l’histoire de Deng Meijang et de sa famille. Deng est une femme récemment veuve, d’un âge déjà avancé, dont la très vieille mère habite à l’hospice, et les deux fils dans les environs de son logement pékinois. L’un, Jun (Yuanzheng Feng), est un businessman prospère, un père de famille modèle, tandis que l’autre, Bing (Hao Qin), vit de manière plus marginale, à l’arrière de son salon de massage et de son salon de coiffure. Bing est homosexuel, mais dans un pays où la loi interdit encore de mentionner l’homosexualité dans les films, à la télévision ou dans les romans, le film le montre tout en le déniant (« ce n’est pas ce que tu crois » dira Bing plus tard à sa mère).


D’emblée, le film apporte un regard éclairant sur cette bourgeoisie chinoise continentale que l’on ne connaît que très peu. Les protagonistes semblent davantage tout droit sortis d’un quelconque film coréen ou japonais, que de ce même milieu écrasé économiquement par l’avancée trop rapide du pays, milieu si bien décrit par Jia Zhang ké ou Wang Bing, voire Wang Xiaoshai lui-même dans certains de ses précédents films. C’est peut-être là l’explication de ce titre, Red Amnesia : c’est comme si tout le passé de cette famille a été effacé par une gomme magique pour donner naissance à des êtres presque étrangers, des aliens, une belle-fille qui manque de déférence par rapport à sa belle mère, une fille exaspérée par sa mère, une personne âgée, qui en temps normal, devrait recevoir le plus intense des respects ; un fils gay et qui ne le cache pas. On constate d’ailleurs, à la vue du parcours festivalier du film en 2014, qu’il n’est pas forcément le bienvenu dans son pays d’origine, puisqu’il n’a été présenté ni à Shanghai ni à Pékin, alors même qu’il a sillonné les autres festivals, de Toronto à Venise…


Une amnésie carabinée donc pour Deng, même si de temps à autre une chorale de son quartier qui chante les vieilles chansons de l’époque communiste semble lui évoquer de douloureux souvenirs. Elle finit de se réveiller complètement de sa « torpeur » lorsqu’un jour, elle reçoit des coups de fil anonymes, puis des menaces explicites, et qu’un mystérieux jeune homme semble la suivre dans tous ses déplacements. Il semble que le passé se décide à se rappeler à son bon souvenir.


La mise en scène de Wang Xiaoshuai est très efficace. Le film démarre comme une chronique sociale avec la routine domestique de Deng entre les soins à sa mère, et son intrusion peu appréciée aux domiciles de ses fils pour leur préparer des repas, cette partie qui montre donc cette occidentalisation d’une certaine société chinoise. Puis l’arrivée des coups de fil anonymes et du jeune homme mystérieux apporte un suspense véritable en plus d’être inattendu. On pense évidemment à Caché de Michael Haneke, même si le style est assez différent. Mâtinées d’histoires de fantômes, dont celui du mari de Deng que Wang fait sortir littéralement de son cadre accroché au mur pour l’asseoir à côté de Deng lors de ses conversations quotidiennes avec le défunt, ces séquences sont plus poétiques que celles de l’autrichien légendaire dans sa mise à distance glacée. Enfin, la dernière partie, où Deng tente de renouer avec son passé est la plus émouvante de toutes, quand les masques tombent et qu’elle ose enfin affronter la vérité d’une jeunesse pas forcément aussi tranquille et apaisée que le soir de sa vie ne le laisse supposer. Sans se départir d’un rythme plutôt lent, comme anesthésié, le film connaît un regain d’ « action », si l’on ose s’exprimer ainsi. Zhong Lu, une star de la télévision chinoise, complète alors la palette de son jeu discret pour montrer au spectateur la dualité du personnage. A aucun moment cependant, le cinéaste n’est dans le jugement par rapport à un passé lourd, source d’hostilité, de culpabilité et peut-être de regrets, et même si la fin du film est plutôt violente et sans appel, on sent une forte empathie globale de sa part à l’égard de tous les protagonistes, tous semblant être indifféremment victimes des mêmes erreurs politiques de 40 années auparavant.


Filmé avec la caméra à l’épaule du chef opérateur Di Wu, Red Amnesia est un film néanmoins esthétique, baigné par moments d’une très belle lumière dorée, notamment dans toutes les séquences qui mélangent rêve et réalité, des tableaux qui rappellent qu’avant de devenir cinéaste, Wang Xiaoshuai a été peintre. Privé de tous les moyens dans son pays d’origine, au détriment d’un cinéma commercial et hollywoodien qui devient le seul centre d’intérêt du cinéma chinois, ainsi que le cinéaste et d’autres signataires le font remarquer dans leur cri d’alerte sur Sina Weibo, le twitter chinois, Red Amnesia est, sous des airs faussement anecdotiques, un exercice de mémoire collective et d’une tentative de résilience qui mérite la vision la plus large, à commencer bien sûr par la Chine elle-même.


retrouvez aussi cette critique sur cineseries-mag.fr

Bea_Dls
8
Écrit par

Créée

le 18 juin 2016

Critique lue 300 fois

Bea Dls

Écrit par

Critique lue 300 fois

D'autres avis sur Red Amnesia

Red Amnesia
AnneSchneider
9

Les fantômes rouges

Red Amnesia est un film magnifique sur la mémoire et l'oubli, sur l'oubli impossible et la mémoire qui taraude, sur la culpabilité qui peut aller jusqu'à précipiter et donner corps et vie à des...

le 31 mai 2016

7 j'aime

Red Amnesia
Cinephile-doux
7

Les fantômes de la Révolution culturelle

De la Révolution culturelle, véritable traumatisme national, il n'est plus guère question dans une Chine capitaliste toute entière tournée vers un avenir "radieux". Les cinéastes, eux, n'oublient pas...

le 9 déc. 2016

Red Amnesia
Bea_Dls
8

Ghost in the shell.

Wang Xiaoshuai est un des piliers de la « sixième génération » de cinéastes de la Chine continentale, ceux d’après les évènements de Tian’anmen, avec à ses côtés d’autres brillants...

le 18 juin 2016

Du même critique

Les Poings contre les murs
Bea_Dls
9

Punch drunk Love

Ben ouais, notre héros abruti de violence s'appelle Love, ce qui ne doit pas être un hasard... Mais revenons à nos moutons, ou plutôt nos brebis...galeuses. Le film, bizarrement appelé les poings...

le 6 juin 2014

35 j'aime

5

Irréprochable
Bea_Dls
9

Les Racines du Mal

Au fur et à mesure que le film avance, Constance (Marina Foïs), l’héroïne d’Irréprochable, héroïne si on peut dire, semble gagner dans sa chevelure blonde (« tu t’es prise pour Catherine...

le 12 juil. 2016

28 j'aime

2

Toni Erdmann
Bea_Dls
5

Critique de Toni Erdmann par Bea Dls

La première scène de Toni Erdmann donne le ton du film : des blagues insondables tellement c'est lourd, une mise en scène inexistante, un acteur qui cabotine à fond. Comme on en a vu d'autres, des...

le 20 août 2016

23 j'aime

1