C’est une des règles du cinéma, et même Agatha Christie ne peut y échapper : aussi bien ficelée puisse être une intrigue, elle ne résistera pas à une mise en scène incompétente. Et ici, c’est bien une mise en scène incompétente qui tente de donner vie à un des récits millimétrés qui a fait la réputation de la romancière.


Deux des marqueurs les plus surprenants pour un film supposément prestigieux : d’abord, un usage totalement abusif des gros plans, dans une volonté clairement expressive vu que le film ne semble pas vouloir laisser le visage de ses acteurs respirer un peu (moment improbable où deux personnages en très gros plan s’amusent de l’arrivée d’un cocktail étrange qui nous est rendu invisible). Ou bien alors, c’est pour souligner lourdement la moindre arrivée d’un élément important dans l’action, ce qui est une approche ultra-balourde pour un récit qui se présente comme une énigme à résoudre.


Bref, toujours est-il que pour relier tous ces éléments dans l’espace et les uns par rapport aux autres, c’est la cata. En conséquence, le découpage du film est un carnage, figurant à certains moments de simples surgissements d’éléments sans que l’on sache d’où ils sortent par rapport à ce qui précède. Très confusant.


Mais même quand le film décide d’utiliser des plans plus larges, ce carnage spatial se poursuit : le film contient plusieurs des violations les plus arbitraires et remarquables de la règle des 180° que j’ai pu voir, et c’est souvent pour de simples scènes de dialogue en champ/contrechamp. Le fait que déplacer la caméra autour de plusieurs éléments simultanés soit manifestement aussi galère pour le réalisateur aide à comprendre son recours si appuyé aux gros plans. Étrange vocabulaire que possède ce film.


Et comme on le disait, quand il s’agit de progresser à travers une structure qui doit mettre en place tout un tas d’éléments complexes (qui, où, quand, pourquoi, comment ?) avant de révéler leur signification à la fin du film (tout le principe du whodunit), voire même de révéler que le regard a été trompé, ne pas être rigoureux dans sa mise en scène et son montage, c’est fatal.


Ce côté hyper-laborieux, voire désagréable, du découpage, qui rend le film pénible à suivre (ou juste complètement dénuée d’énergie et de tension, comme lors de la classique séquence de résolution finale), s’explique peut-être par le type de production auquel on a affaire.


Si cette ère des adaptations d’Agatha Christie a commencé sur les chapeaux de roues avec Le Crime de l’Orient-Express, avec l’un des réalisateurs les plus talentueux au monde derrière la caméra et l’un des castings les plus incroyables de l’histoire devant, les choses ont bien changées. Cette série d’adaptation haute-en-couleurs s’est vite transformée en une série de téléfilms (après Meurtre au soleil, que j’aime bien mais qui a déçu au box-office), et ce retour au cinéma est assuré par… Cannon Films.


Spécialiste des films d’actions fauchés des années 1980, je ne suis pas surpris de voir ce studio confier la réalisation de ce film au tâcheron avec qui il a signé les suites de Un justicier dans la ville. Je ne suis pas non plus surpris de voir surgir aux côtés de Lauren Bacall et John Gielgud (tous deux à l’affiche du Crime) des têtes aussi improbables que John Terlesky (un air de quaterback bête à manger du foin, sans vouloir être méchant, vérifiez) et David Soul (Hutch dans Starsky & Hutch). Autre mention spéciale : Jenny Seagrove, qui dispute à Terlesky le prix de la performance la plus mécanique et malaisée du film.


Bref, puisqu’il est alourdi par ces performances amatrices et cette mise en scène incompétente, il est impossible de se glisser dans ce film, alors qu’il devrait, comme ses prédécesseurs, être un divertissement des plus confortables, où pour résoudre un crime avec légèreté, on se confie avec abandon aux mains d’un casting prestigieux et d’un réalisateur soucieux du détail.


Le seul élément de cette série de films que celui-ci honore, c’est le cadre : après les montagnes d’Europe centrale, les monuments égyptiens, la campagne britannique et les îles espagnoles, au moins Rendez-vous avec la mort a été tourné sur place, en Israël (ceci dit, c’est uniquement parce que les dirigeants de Cannon étaient Israéliens). On a donc au moins des décors réels et variés pour montrer le pays, le côté travelogue qui a participé au succès de cette série d’adaptations est donc toujours présent.


Dans les côtés positifs, je souligne aussi la performance de Peter Ustinov dans le rôle d’Hercule Poirot. Le film ne rend pas vraiment hommage au personnage, qui paraît plus que jamais jeté par hasard dans l’intrigue. Il ne lui est presque rien donné à faire avant de commencer son enquête, alors que le film aurait pu tenter de construire le récit de son point de vue. Mais ça aurait représenté une complication narrative que le film n'est clairement pas en position d'assumer, donc la plupart de ce qui est exposition est assuré du côté des suspects.


Mais malgré tout ça, Ustinov s’amuse clairement. Et ce cabotinage, qui s’explique sans doute par le confort que l’acteur ressentait après toutes ces années dans le rôle, mais aussi par un réalisateur manifestement dépassé par son film, est étrangement la bienvenue. Ça doit être non seulement la tendresse qu’on peut ressentir envers l’acteur mais aussi le fait qu’il est agréable de voir quelqu’un s’amuser au milieu d’une série de performances gauches et approximatives.


Mais c’est à peu près tout ce qu’il y a à sauver. Parce que le chic a laissé place au cheap, pour le reste, c’est ennuyeux, peu engageant, ridicule et même, à certains moments, irregardable. Tristesse que ce film ait tué Agatha Christie au cinéma avant que Kenneth Branagh s’y remette (et que Rian Johnson propose son excellente variation).

ClémentLepape
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le 24 mars 2022

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Clément Lepape

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