Le "film journalistique" est un genre à part entière du cinéma américain. On a l’impression de tout connaître de ces combats opiniâtres pour dévoiler au grand jour les faits et secrets qui bafouent le bien public, de ces luttes acharnées entre les David de l’information et les Goliath des structures gigantesques qui ne semblent perdurer qu’en broyant menu les grains de sable récalcitrants. S’il est régulièrement arrivé que des réalisateurs stigmatisent, par le réquisitoire ou la satire, la course opportuniste au gros titre juteux (Hawks dans La Dame du Vendredi, Wilder dans Le Gouffre aux Chimères, Lumet dans Network…), le journaliste du grand écran s’est vu le plus souvent présenté comme le héraut de la transparence et de la vérité, dans la droite lignée des Hommes du Président : besogneux mais efficace, précieux garde-fou de la démocratie. Le personnage du reporter hyperactif, parfois cynique, obstiné, individualiste, totalement dévoué à son métier, enquêteur pas toujours éloigné du détective privé, trouvait alors une forme d'expression intermédiaire. Le passage de la grande presse écrite à la médiatisation télévisuelle renoue avec un univers de personnages plus extrémistes dans leurs actions et comportements. Les enjeux sont décuplés par l’affrontement avec le public (l’audience qui conduit au journalisme-spectacle), la concurrence (la recherche permanente de "coups" pour précéder les collègues des autres chaînes), dans un contexte de mondialisation où toutes les pressions sont envisageables. C’est cette figure que réactive Michael Mann. Sous sa houlette virtuose et minutieuse, voici le retour du grand cinéma d’investigation, sublimé par une plus-value esthétique sans équivalent. Le cinéaste reprend l’héritage laissé par ses glorieux aînés, l’amplifie, le décrasse de ses scories les plus discursives, et en fait le support d’une réflexion touffue, passionnante, autant qu’un laboratoire de pointe pour ses recherches formelles. Le choc est considérable.


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Révélations raconte comment Jeffrey Wigand, un chercheur travaillant pour l’un des sept géants du tabac, informa un journaliste de CBS, Lowell Bergman, des manipulations opérées par les plus gros manufacturiers de l’industrie. Le point de litige n’est pas peanuts puisque le scientifique dénonçait l’adjonction occulte dans le produit de composants addictifs tels que l’ammoniaque, la coumarine ou le glycérol. Si le générique chope Bergman sur les traces d’une huile islamiste au Moyen-Orient, le récit prend beaucoup plus tard le temps de bifurquer sur l’affaire Unabomber et de revenir sur Wigand, victime de la censure s’opérant via les fusions sauvages entre grands groupes financiers. Il est bâti sur un triangle dont, tour à tour, chacun des pôles devient dominant, objet d’un perpétuel transfert de forces. Wigand, incarné par un Russell Crowe fébrile, intériorisé, silhouette affaissée et regard fuyant, est un être difficile, ombrageux, soumis à de terribles pressions, déterminé, mais dont le passage à l'acte de l'interview s'avère difficile. Bergman, taxé d’ancien gauchiste pour avoir été l’élève d’Herbert Marcuse et à qui Al Pacino prête son charisme, son panache, son extraordinaire énergie, est un homme de terrain plus que de dossiers, un habile psychologue, roublard, négociateur, qui s'engage dans l'action avec une persévérance inflexible, un total engagement. Il réalise qu’en cédant aux demandes de son Network, il risque de trahir non seulement Wigand mais aussi son exigence déontologique et son idéal militant. Par fidélité envers celui à qui il a fait prendre des risques, par souci de sa réputation et de sa conduite professionnelle, mais plus encore par éthique qu'il sait chaque jour menacée, il poursuit son combat. Mike Wallace, le présentateur-vedette interprété subtilement par Christopher Plummer, travaille quant à lui depuis longtemps avec Lowell. Devant le danger, il plie et se soumet à la direction, attitude qu'il regrettera ensuite pour soutenir son producteur.


Nourrie d'enquêtes, d'articles de journaux, de recoupements des témoignages, de rapports juridiques, d'analyses scientifiques, de documents en partie reconstitués, la narration du film s'appuie sur un scénario en béton armé, selon une tradition classique où s'enchaînent les événements. Le suspense émerge comme dans un film policier : parlera-t-il ou non ? Le juridique sera-t-il plus fort que les moyens et méthodes des grands groupes ? Perdra-t-il son poste ? Va-t-il réussir à faire éclater la vérité à temps pour sauver sa dignité ?... Et moins prosaïquement : que devient un homme quand il quitte le système qui l’a fondé ? Comment a-t-il encore prise sur le monde ? D'un sujet à l'autre, l’œuvre ricoche, gonfle, s’étend : par son intensité, son sens de l'attente, du mystère et de la résolution, Révélations fait preuve d’une densité dramatique proprement scotchante, qui pourrait alimenter vingt films. Avec une clarté d’exposition qui n’empêche pas la stylisation chatoyante, Mann dépeint plusieurs microcosmes interdépendants. La porte d’entrée en est évidemment la presse, miroir grossissant de toutes les contradictions morales en jeu. Du côté des vendus, la toute-puissante conseillère juridique de CBS, stalinienne libérale en jupons qui, pour entraver l’interview, brandit sous le nez d’un Bergman sidéré le concept d’"interférence dommageable", avec cette phrase parfaite : "Plus la vérité est importante, plus le préjudice risque d’être grand." Ici l’enjeu rebondit : il ne s’agit plus seulement de liberté d’opinion, mais de liberté de la presse. Brown & Williamson, pilier du conglomérat mis en cause par les allégations de Wigand, menace CBS News d’un procès si l’entretien passe à l’antenne. Or CBS, la compagnie mère, vient d’être rachetée ; un tel procès compromettrait l’opération, qui profite à certains des dirigeants de CBS News. Ce sont eux justement qui décrètent le blocus de l’émission, et qui déclenchent la révolte de Bergman. Du côté des chevaliers, ce dernier est l’incarnation flamboyante de la vérité en marche, l’homme d’une seule parole donnée à Wigand. L’un connaît cette vérité et l’autre sait comment la transmettre. Ce qui vaut un duo formidable mais sans complaisance, car le lanceur d’alerte craint aussi de n’être qu’un pion pour le journaliste, envoyé à la casse sitôt l’affaire révélée. Traqué, espionné, menacé, calomnié, dépossédé de toute vie privée, sujet d’une véritable mise à mort médiatique, il est gagné par le désespoir de l’exclu définitif, et par une paranoïa à laquelle Mann nous enchaîne, caméra à l’épaule, tandis que la musique psychédélique enfonce le clou.


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Cathédrale de titane et d’aluminium, Révélations semble sortir chaque plan d’un bain de métal en fusion, avec un magnétisme qui aimante la limaille de fer de nos cerveaux polarisés. C'est dans ces moments que l'extrême élégance et les géniales intuitions de la mise en scène font merveille, lorsque l’impact des informations et la gestion de l’action, dérivant vers un formalisme à la limite du cérémonial, se voient entièrement assujettis, et parfois subjugués, par des stases de pure contemplation. Mann pose sa caméra sur un pied ou fait effectuer des prises à la main, pour accentuer la fébrilité d’un tel, s'éloigner du comédien ou le coller au plus près. Il use des fenêtres et des baies vitrées (grand motif de son cinéma) comme contre-point poétique à l’effervescence ambiante. Il serre le montage ou le distend, trouve l’adéquation parfaite entre l’environnement sonore et la composition visuelle. Chaque scène liée à un décor bénéficie d’une lumière spécifique qui détermine son atmosphère, sa tonalité : la beauté de la mer pendant les vacances forcées de Bergman sous un ciel de plomb, quand il joue son va-tout ; la réflexion calme et sous bonne garde de Wigand, avant l’arène du tribunal du Mississipi. La concentration des plans est telle qu’un simple échange de faxs parvient à créer une tension maximale, leur fluidité si évocatrice que le film laisse percevoir toute la frénésie du monde en marche. Ainsi, lorsque s’achève la nuit harassante que Lowell vient de passer à jouer serré, manœuvrer, bluffer, souffler le chaud et le froid avec l’un de ses amis confrères, Mann suggère de façon éblouissante le tourbillon des informations en temps réel et la mélodie bourdonnante de New York — il demeure sans doute le grand cinéaste urbain de son époque. Une pile de journaux jetée sur le macadam du petit matin, une conversation téléphonique entre le journaliste et son assistante, qui l’appelle d’un bus et lui fait part des derniers titres de presse, Bergman qui hèle un taxi pour se rendre au siège de CBS afin de faire fructifier sa stratégie, la musique toute en pulsations sourdes et envolées de saxophone… À l’image de cette séquence, le film baigne dans ensemble de flux quasi sensualistes et s’impose comme le plus parfaitement équilibré de son auteur, la pierre de touche de tout son édifice : il conjugue la substantialité psychologique et émotionnelle de Heat et la quête d’abstraction que les opus suivants ne cesseront d’approfondir.


Dans ce récit extrêmement fourni, compact, complexe, une image revient de façon récurrente : celle des patrons de l'industrie du tabac prêtant serment devant le Congrès et affirmant que la nicotine ne crée pas de dépendance. Si elle nous est montrée avec une telle insistance, c’est parce qu’elle fonctionne comme le document authentique du parjure, et parce qu’elle rappelle que, dans toute cette histoire, c’est la vérité qui est en jeu, mise en débat. Exorcisant quelques démons antidémocratiques de son pays, Mann nous indique surtout que la liberté ne peut survivre qu'avec des hommes de parole. L’œuvre accuse ainsi une grande filiation du cinéma américain : le courage individuel engagé contre tous les profits du silence et pour le progrès collectif. C’est une forme d’humanisme douloureux qui transparaît derrière le propos, une voix qui met en garde contre la loi corrompue du plus fort, la voix d’un croisé pétri d’intégrité dont la lutte contre l’hydre multimilliardaire des enfumeurs associés est aussi une tétanisante descente en piqué. De là naît le lyrisme mélancolique du film, son envergure morale, sa dimension élégiaque. À la fin, lorsque le chant de Lisa Gerrard accompagne la victoire amère des deux héros, qui ont tout perdu pour faire triompher une éthique inaliénable, Révélations atteint une véritable grandeur. Peut-être s'agit-il rien moins que du chef-d’œuvre du cinéaste.


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Thaddeus
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le 27 juil. 2014

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