Voilà, j'ai plongé, ou plutôt, je suis doucement rentré dans le bain, cédant à une espèce de curiosité malsaine mêlée d'attirance et de répulsion qui me faisaient dédaigner un film sans l'avoir vu pour les premiers échos retentissant à la note près les mêmes sons de cloche que les précédentes expériences du cinéaste.


Il y a déjà une dizaine d'année, Snow Therapy m'avait agacé par sa prétention à dénoncer les travers de la société en parvenant tout à la fois à réunir des éléments ordinairement appréciables et des tics de langage impardonnables, un je-ne-sais-quoi d'irritant pour mes yeux et mon humeur, totalement désapprouvé.
Deuxième tentative (les deux premiers longs-métrages viendront à moi peu de temps après et bien qu'inégaux, me semblent plus plausibles), de 2017 ce coup-ci, avec The Square, objet de secousse de la croisette cette année-là et ayant au passage fait de moi sa victime privilégiée. Tout le monde ou presque est emballé, me renforçant non seulement dans le désespoir mais en plus dans le mépris et la mauvaise foi. Je ne comprends pas, je ne veux pas chercher à comprendre ni à aimer, et me laisse tenter à l'idée de railler ceux qui portent cette chose aux nues. Le message me révulse, la forme m'exaspère, l'ennui vint à moi, tout me paraît téléphoné, faux, faussement subversif, faussement drôle, faussement original. En somme, calculé au millimètre près pour me déplaire. La Palme lui a été décernée, rangeant ainsi Ruben Ostlünd parmi les nouvelles coqueluches scandinaves. Tant mieux pour lui, tant pis pour moi, et, pour qui vaut le mieux, tant pis pour vous.


Troisième chapitre "inattendu" ; Lindon et sa clique offrent une nouvelle Palme à l'ami Ruben. Et bam (et bam dans la poitrine) la colère ressurgit, et je m'insurge qu'on prime de nouveau un cinéaste dont le film en question - observé en surface - semblant réunir tous les caractéristiques qui m'insupportent le plus dans son cinéma, ait pu faire de l'ombre à l'autobiographie imprégnée de causes sociales de James Gray, au tonitruant Serebrennikov ou à la candeur apparente aux verres teintés de nostalgie envoûtante du Bruni-Tedeschi. Je snobe les avant-premières, prend de haut le tourbillon de retours positifs lu ici et là, et fais en sorte que mon visionnage de Triangle of Sadness (oui, car Sans filtre c'est nase) ait lieu le plus tard possible.


Trêve de déblatérations hostiles, car aujourd'hui j'ai vu ce film qui me dégoûtait tant par avance. Cessons les railleries, le mépris et la mauvaise foi de bas étage, mettons nos testicules sur le comptoir du hall du cinoche et lançons-nous. Mais en partant faire autre chose avant ou après quand même, faudrait pas abuser non plus.


Force est de constater que mes craintes étaient, du moins en partie, infondées. Triangle of Sadness est un film qui produit en effet nombre de tours de force. Rien que l'ouverture parvient à susciter nos interrogations, nos doutes par rapport à un certain spectacle ostentatoire qu'on s'apprête à voir. Nos attentes se confirment par un générique élaboré, électrisant, surtout plus hargneuse que ce qui est escomté, et de surcroît par l'instru d'Alan Vega (dommage que ce ne soit qu'un sample exploité dans un morceau de M.I.A, mais au moins, ça montre que le mec a du goût quand il veut).


L'humour est maître-mot de ce que j'estime être l'acte le plus réjouissant et paradoxalement, celui souffrant le plus de ce que je n'aime pas chez Ostlünd : la séquence du dîner, que j'avais presque appréciée à contre-coeur au visionnage de la BA, qui réussit là où d'autres séquences comiques échouent, et dans une infime mesure, la scène du débordement des toilettes, renforçant toujours plus cette aura de mauvais goût assez déplaisant mais pleinement assumé).
Ces ressorts comiques s'étouffent hélas assez rapidement. La scène de l'addition n'en finit plus, les réactions nauséeuses au dîner insistantes - elles auraient pu se restreindre au plan avec le chapeau qui est quant à lui hilarant, et l'ensemble aurait été plus digeste.


Restent ainsi deux tiers qui, au pire sont d'un quelconque ou d'une lisseur soporifique, au mieux, bourrés d'idées et secs dans l'application de leurs concepts. Comment dire, comment expliquer ce qui ne va pas avec ces parties ? Elles résultent toutes d'une démarche forcenée et systématique. Elles éclipse les quelques bonnes surprises qui parsèment les ruptures de tons, parfois remarquables, et s'abîment dans leur propre réitération inutile et déplaisante.
Ajoutez à cette démarche de mise en scène qui se veut devoir d'auteur la volonté omniprésente et plutôt audacieuse de marier contre toute attente drame auteuriste et un peu dépressif, humour à destination restreinte et critique sociale omniprésence. Même si le bonhomme n'a rien des Coen ou d'un Bong Joon-ho, et que sa critique désabusée provoque plus le marasme que le rire chez moi. L'idée est peut-être intéressante sur le papier mais le résultat se solde presque toujours par un résultat en demi-teinte, si on met de côté les idées que j'évoquais ci-dessus, où le dosage est équilibré, et où humour ou colère contribuent à rehausser ce qui manque le plus dans ce fast food filmique non-adepte de la "grande cuisine" : de la vie. À titre comparatif, les Coen et Bong Joon-ho cultivent dans leurs scénarios des ambiguïtés qui ne sont dans l'ensemble levées qu'au cours des dernières minutes de leurs métrages, voire pas levées du tout, ce qui renforce quelque part leur richesse persuasive.


Tout ceci soulève une mécanique trop bien huilée, Ostlünd fait preuve d'un automatisme de robot, et même si les intentions y sont, le film se contente de son ambition initiale et passe à côté de toute forme d'émotion et d'empathie pour ses personnages


Si ce n'est dans une moindre, le petit groupe du troisième acte, dont celui de la femme de ménage dégage un charisme hors-norme, notamment sur le plan où elle est dépouillée par les autres rescapés. Le fond rouge et la figure de la femme sans âge et opprimée lui attribue une présence volontiers touchante qui trouve son apothéose au cours du twist désarmant mais prévisible.


Au final ce qu'on retient essentiellement, c'est ce que le cinéaste pense des bourgeois et des absurdités dont ils peuvent se permettre, et franchement, même si on l'avait compris précédemment, vu le résultat, intimidant de manichéisme certes mais dont le rentre dedans s'avère précieux, dès les premières et dernières minutes plutôt bien senties avec le symbolisme de l'ascenseur.


Triangle of Sadness est souvent virtuose, mais reste parfois vain. En gageant que cela changera au fil des prochaines productions du bonhomme, j'ai de l'estime pour son auteurisme singulier, dégageant un sentiment radical de sincérité malgré une certaine prétention qui me fait encore quelque peu révulser son cinéma. S'il refait un film sur les mêmes recettes, autant étudier le sujet dans un autre sens, et pourquoi pas Le Charme discret de la bourgeoisie à la sauce scandinave, comme ça je serais prévenu. Converti n'exagérons pas, mais repenti, c'est indéniable.

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le 29 sept. 2022

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