Dans la fissure du béton, le saxifrage est né.
La roche - "saxum" - brisée - "frangere" - est le titre dont se pare cette plante "saxifraga", qui en dépit ou en vertu de sa fragilité, creuse de l'intérieur la dureté des parois. Si impénétrables les murs peuvent-ils paraître, en rien ils ne peuvent résister au pouvoir émancipateur du saxifrage, qui même dans la nuit la plus sombre et la plus incertaine, libère in extremis du béton d'Ananke, les albatros zombifiés à la recherche du jour.


En terme de béton, 2008 était armée. De fait, Sarkozy souverain, Crise des sub-primes et Affaire Tarnac ensauvagent la toile, de quoi raviver dans les cavernes rouges les flammes d'un Grand Soir. Dans le sillage de ce magma tourmenté émerge la géniale idée d'Elizabeth Perceval et Nicolas Klotz : celle d'un film sur la figure du zombie.
Au-delà de Romero et Darabont, il s'agissait surtout d'incarner le zombie, non comme un réservoir d'épouvante, mais plus à la manière d'un lieutenant - celui qui tient lieu - représentant une certaine vision du monde. En effet, le zombie apparaît sous l'objectif de Klotz et la direction de Perceval, moins comme le monstre cannibale que le double sauvage du prolétaire asservi, fonçant dans la nuit noire et assujetti à son déterminisme.


En ce sens, la démarche du long-métrage se révèle très intrigante.
A l'inverse d'une Claire Simon qui plonge dans le réel pour extirper la belle fiction, Elizabeth Perceval et Nicolas Klotz, eux, s'imprègnent de la fiction afin de s'introduire dans le réel - le réel dur - celui dont les larmes, le sang et l'odeur pestilentielle de l'escroquerie présidentielle est fait. Ce réel pourtant fait l'objet d'un véritable détournement. Sa matière est si malléable, à l'heure de la post-vérité qui s'éparpille dans les discours contraires, qu'elle se métamorphose en superpositions, tel un chaos uni d'images, de sons, appuyés par des textes divers aux plumes dorées et pointues. L'image est sale, plutôt pure à vrai dire, striées de toute part, endiablée d'un grain parasite, nous donnant presque à voir la réalité du médium- la caméra. Le son, lui, est organique, en réverbération avec les couleurs ternes et poisseuses qui donnent corps aux visages des modèles successifs.
Voix off, plan séquences, surimpressions, négatifs : nombre d'artifices du septième art sont convoqués, jusqu'à la saturation. Et ce qui a priori nous parait fiction a fortiori devient réel, parce que le réel n'est, ici, plus vraiment le monde extérieur - c'est à dire l'objet, au sens de "ce qui se tient devant" - mais davantage la fragmentation d'un monde intérieur - autrement dit, le sujet, au sens de "ce qui se tient en dessous de" - et duquel émane un sentiment révolutionnaire. En fait, les sujets de Klotz et Perceval n'attendent qu'une chose : se libérer d'un régime autoritaire "qui contraint les corps" - comme l'ont écrit les freudo-marxistes. Et cela ne peut advenir qu'en libérant les corps de leur enfermement, marqué dans Saxifrages par une forme touffue, discontinue et copieuse, à la manière d'un geste impulsif qui dit au monde d'aller se faire foutre et hurle : Révolution !
Or, la Révolution, c'est revenir au point de départ.
En ce sens, dans le contexte actuel et avec ce film curieux, il serait possible de croire au retour d'un cinéma primitif, dans lequel le geste est un art de l'intuition, une giclée de réel dans un cadre sclérosé, un bondissement comme un feu d'artifices, en témoigne l'assemblage de tous ces textes, de tous ces inserts musicaux et de toutes ces citations picturales, dont le bouquet final s'impose en force confuse, à l'image de ce torrent fou qui relie les angles contraires du cadre et sur lequel viennent fondre les titres du générique final.


Saxifrages, Quatre Nuits Blanches est une oeuvre inclassable. Pérégrinations noctambules d'albatros zombifiés, voyage ardu dans des ruelles sans contours, expérience plastique et sensorielle d'un espace fantôme...
Somme toute, une inquiétante étrangeté, propre au gothique, brille d'obscurité dans les monologues abscons et les bourdons de silences. Le néant inonde les artères de cette ville hantée par les espoirs des morts-vivants, à tel point qu'au coeur de la nuit, au fin fond du noir et de l'indicible, une étincelle éclate, par instant rare, quand un homme au col bogartien déclare son amour à la femme et sa haine à la guerre, quand une femme à l'air de femme se voit marin parce qu'elle a le coeur d'un homme, quand de noctambules travestis serpentent dans les brasseries vides d'après minuit, ou quand des reliques soixante-huitardes prêchent la nostalgie d'un temps qui peut encore venir, à l'heure où le nôtre semble justement perdre l'équilibre.

Volda_Kely
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 21 avr. 2021

Critique lue 140 fois

Kyle  Valdo

Écrit par

Critique lue 140 fois

Du même critique

Dementia
Volda_Kely
8

La Griffe du Refoulé au fin fond du Grand Sommeil - #1

Des étoiles, un fondu, puis la nuit. Et le doute persiste. En ce sens, puisque le doute persiste, Dementia impressionne, à la manière d'une surimpression dans laquelle s'épousent deux images qui...

le 17 janv. 2021

1 j'aime

Saxifrages, quatre nuits blanches
Volda_Kely
8

Nuit noire en béton armé

Dans la fissure du béton, le saxifrage est né. La roche - "saxum" - brisée - "frangere" - est le titre dont se pare cette plante "saxifraga", qui en dépit ou en vertu de sa fragilité, creuse de...

le 21 avr. 2021

Garage, des moteurs et des hommes
Volda_Kely
8

Garage, Chance et Colorado

Le documentaire a ce quelque chose de fascinant quand s'opère un déplacement à partir du réel. En effet, les cinéastes documentaires, à l'inverse des fictions généralement, ne résistent pas - ou peu...

le 21 avr. 2021