I scream, you scream, we all scream for ice cream ...

La jeunesse ne va pas bien. Le monde ne va pas bien.


Wes Craven le sait bien. Il était professeur, à ses débuts. Et quand il a eu l’occasion de commencer à réaliser des films, c’est cette jeunesse qui l’a immédiatement fasciné. La Dernière Maison sur la Gauche, La Colline a des Yeux : des films qui, à leur cœur, traitent des paradoxes inhérents au fait d’avoir la vie devant soi. D’avoir la possibilité d’une liberté absolue, et, en même temps, exister dans un monde où le seul langage, la seule valeur possible, est la violence, le rapport de force. Et les enfants parlent très – trop – bien la violence. Ils ne sont pas encore adultes, intégrés dans le contrat social, leur sauvagerie sevrée par l’ordre symbolique : ils sont sublimes, et aussi fondamentalement inhumains, vulnérables à un sadisme qui sévit comme une pandémie, une infection spirituelle qui n’épargne rien ni personne. C’est un cinéaste profondément corrosif – et un grand cinéaste parce que cette peinture à l’acide ne sert pas de prétexte à un nihilisme de bazar, mais est au contraire mêlé avec une grande humanité, un désir sincère de, malgré tout, comprendre, soutenir, consoler.


Scream est peut-être, sinon son meilleur film, en tout cas celui qui incarne le mieux ce projet. Ce qui est paradoxal, puisque l’édifice structurel du film de 96 est excessivement précaire – c’est un film à deux auteurs (peut-être même trois, si l’on doit composer avec l’influence malencontreuse d’Harvey Weinstein, qui plane surtout au-dessus des deuxièmes et troisièmes épisodes), où les angles d’attaques des deux créateurs sont difficilement compatibles. Craven est sincère : sincère dans la tendresse, encore plus sincère dans l’horreur. Il manie le grotesque, le comique même, mais d’une manière qui ne cherche pas à saper l’émotion du film – tout est dit et dit simplement, mais s’enchaîne avec une rythmique bien précise, où l’horreur sert le rire et le rire l’horreur (qu'est-ce que Freddy Krueger sinon ça!). De l’autre côté, Kevin Williamson, son scénariste, c’est pas ça. S’il y a un mot pour le qualifier, ce serait ce substantif anglais, wit. Assez difficile à traduire en français : à mi-chemin entre « sarcasme » et « Esprit » - le sens du bon mot, de la pirouette stylistique, poussé en principe d’écriture, voire en réalité économique. Il y aurait beaucoup à écrire sur ce terme, et sur la façon dont un certain style d’écriture, dont Williamson est un des porte-étendards (avec, par exemple, un Joss Whedon), issu des années 90, a su s’imposer comme le composant essentiel des stratégies de domination culturelle des grands studios hollywoodiens : de la reconnaissance du cliché à l’intérieur de la diégèse à la vomissure constante de « multivers », « d’univers cinématographiques » et de déni rigolard de sa propre narration, il n’y a qu’un pas … Beaucoup à écrire, en commençant peut-être par replacer Williamson dans le contexte de la culture gay américaine, d’une contre-culture critique qui, décennie par décennie, a vu son langage et ses revendications totalement assimilés par les juggernauts de l’idéologie dominante …


Fondamentalement, l’apport de Williamson aurait dû ruiner le concept de Scream – mais au contraire, elle en a fait un film unique, fascinant. Le mérite n’en revient pas juste à Craven et à sa mise en scène (même s’il compte certainement pour beaucoup) – la collaboration entre les deux a été, étrangement, très fructueuse. La couche de métafiction tartinée sur le film ne prête finalement à rire que superficiellement – elle cache quelque chose de beaucoup plus sombre. La violence du film vient précisément du fait qu’il ne semble plus y avoir de frontières entre la réalité et le cinéma de genre. Les références pop culture balancées à gauche à droite ne sont pas un répit bienvenu, une échappatoire à l’horreur : elles sont la véritable horreur. Une horreur plus profonde, plus insidieuse. Un homme avec un masque et un couteau, ce n’est pas rassurant – mais lorsque l’on commence à considérer qu’on vit dans une société qui a généré ce tueur, qui parle le même langage que lui, et où n'importe qui peut-être un assassin en puissance … Presque toutes les suites de Scream ont traité cet angle, ce « tout le monde est suspect », comme une simple astuce scénaristique (wit ! on y est, à nouveau), un prétexte à faire essentiellement du Cluedo édition slasher (ou, si on est moins bien disposé, du Scooby-Doo interdit aux moins du douze ans) – mais elles ratent par là le vrai malaise. L’original est très intelligent dans la façon dont il construit ce thème : il suffit de voir cette scène où des lycéens revêtent les vêtements du tueur pour faire des blagues ; ou ce moment génial où le principal de collège, après les avoir engueulés, revêt lui-même le masque, fasciné par cette violence qu’il est si prompt à puritainement condamner (moment qui annonce d’ailleurs le Halloween de 2018 – alors que celui de Carpenter est clairement la grande inspiration de Scream ; le cycle de la vie …). On peut même vraisemblablement douter que le Ghostface que l’on voit dans plusieurs séquences soit l’un des deux tueurs révélés à la fin du film : est-ce que ce type dans les toilettes était Billy ou Stu ? Et celui qui a tué le principal ? On ne le sait pas. C’est tout l’intérêt.


C’est un requiem pour la jeunesse. Une complainte pour celle, innocente (Sidney, un personnage magnifique dans l’original, avant qu’elle devienne une énième Sarah Connor hollywoodienne), qui souffre. Et un cri d’horreur contre celle qui s’enfonce dans la psychopathie à coup de références pop-culturelles, de memes, de petites blagues – celle que Craven a lui-même contribué à créer de par ses œuvres précédentes. Bien sûr qu’il ne condamne pas le cinéma d’horreur (comment le pourrait-il, sans tomber dans la plus complète hypocrisie) ; mais il regarde son impact culturel, le phénomène de société, et n’y voit que de mauvais augures. C’est un film courageux, profondément honnête. Un film critique, en fait, rhétoriquement inspiré, porté par une grande connaissance du genre, qui délivre ses arguments avec précision et puissance.


Avec les suites, ce qui devait inévitablement arriver arriva. L’esthétique de Williamson, la référence pour la référence, la souveraineté quasi-ontologique du bon mot, s’imposa. Gale et Dewey sont piégés dans les trois ou quatre mêmes mouvements scénaristiques (s’il devaient évoluer au-delà, leur dynamique changerait, ce qui inclus la possibilité qu’elle soit moins profitable – le capitalisme, vecteur de l’innovation !) ; le personnage de Randy, hautement ambigu et même un peu sinistre au début, devient un énième stéréotype de nerd sympathique ; toute l’humanité et le réalisme est lentement drainé, remplacé par Hollywood qui rit gentiment de lui-même.


Avec une exception – les dernières minutes de cinéma réalisées par Craven. Scream 4 était déjà la meilleure des suites (ce n’est pas forcément un grand compliment, la barre est mise assez bas), mais dans ses derniers moments, il retrouve la force de l’original. On s’attend, dans ce volet déjà en forme de semi-reboot, à voire Sydney remplacée par sa nièce, par une nouvelle génération. Pour s’apercevoir que c’est en réalité cette dernière le tueur : elle veut sa part du gâteau, son moment de célébrité, être la survivante traumatisée, la final girl, l’héroïne. C’est un excellent twist, non seulement au niveau structurel, mais surtout pour ce qu’il raconte, un propos parfaitement résumé par son dernier plan : alors que la meurtrière passe l’arme à gauche, Craven coupe sur la foule des reporters, devant l’hôpital, qui la proclament comme « the next big thing », une nouvelle célébrité … D’un côté, Craven (pourtant presque octogénaire à l’époque) y fait preuve d’une clairvoyance assez choquante vis-à-vis de la jeunesse, et des modes de communication qu’elle emploie sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que Twitter et compagnie, si ce n’est des marchés où son capital culturel est mesuré à l’aune de la souffrance ? Où l’on peut convertir traumatismes et oppressions (bien réels, il ne s’agit pas d’arguer autrement) en points d’expérience, en jetons-non-fongibles ? Où il s’agit de prouver que sa douleur est plus réelle, plus à la mode, plus puissante que celle de son voisin (en l’occurrence, de sa tante) ? Mais surtout, Craven montre bien le côté monstrueux de ces histoires de « nouvelle génération ». Pour continuer à rendre la franchise profitable, à faire de nouvelles stars, de nouveaux gros titres, il faut traumatiser à nouveau tout une ribambelle d’enfants, refuser toute évolution, tout gain de maturité, pour rester dans ce cycle « vertueux ». A qui profite le crime ? C’est la question – et pour une fois, le fait qu’elle soit posée d’une manière ô combien métatextuelle n’affaiblit pas son tranchant, bien au contraire. La décision de faire de la nouvelle héroïne du film le bourreau de sa propre génération, est, encore une fois, une démonstration d’honnêteté et de clairvoyance quand à l’état du cinéma de genre. Clairvoyance oui, car Scream n’est pas la seule franchise à errer dans ces mêmes cycles de traumatisme – jetez simplement un coup d’œil sur les nouveaux Star Wars sauce JJ Abrams, qui, pour se justifier de faire raquer des millions de spectateurs, se doivent de faire exploser une ou deux planètes par films avec une ferveur psychologiquement un peu inquiétante …


Et ainsi, on arrive à Scream 5. Ou Scream tout court. Pourquoi pas. Un film sur l’arrivée d’une nouvelle génération. Oh, quelle surprise.


Ce n’est même pas que le film est mauvais. Radio Silence (le collectif à l’œuvre derrière le film) est clairement extrêmement capable, et en termes strictement techniques, ils dépassent très largement les deuxièmes et troisièmes épisodes. Sans doute le quatrième, aussi : qui, en dehors de la note de grâce qu’était sa fin, était quand même bien plan-plan. Au bout de cinq films, ils ont finalement réussi à faire en sorte que le costume de Ghostface rende bien à l’écran ; et son doubleur signe d’ailleurs probablement sa meilleure performance. Tout le scénario baigne dans une vraie connaissance des problématiques médiatiques modernes : surtout comparé au quatrième opus, dont les tentatives de satire étaient souvent clairement signées par des hommes un peu vieillissants – la satire des fans conservateurs est assez drôle, les nouveaux médias intelligemment intégrés, les caméos très drôles. Le casting jeune est excellement bien écrit et interprété, donnant l’impression d’avoir improvisé une bonne part de leur dialogue, avec une spontanéité et une fraîcheur qui fait plaisir. Et il y a quelques moments de mise en scène absolument géniaux – ce gag à base de portes de frigo, je ne m’en remets pas.


Voilà, l’impartialité a été respectée, la liste des qualités a été faite. Hosannah.


Mais à quoi bon, au fond ? A quoi ça sert ? A qui profite le crime ? On a prouvé, si besoin l’était encore, qu’on pouvait réinjecter de la vie dans une franchise passablement cadavérique, à l’aide d’une application savamment calculée de diversité (un peu, mais pas trop sinon ça a l’air trop politique) et d’une surdose de méta-commentaire. C’était déjà connu. Les jeunes gens saignent, les couteaux chuintent, les masques tombent, et les acteurs vétérans de la franchise, défendus de changer, sont des masques fixes, inflexibles, des lointains échos d’un passé nostalgique. Et rien ne change. Rien ne changera jamais. Et on continuera à voir, à intervalles plus ou moins réguliers, des films tels que celui-ci arriver. Ils auront du talent. Ils auront du charme. Ils auront le sens du bon mot – wit at the tip of their fingers. Mais ils n’auront certainement pas de conscience politique. Et ils n’auront pas d’âme.



« La trame doit être statique, parce que Superman doit faire de la vertu un grand nombre de petites actions partielles et jamais une prise de conscience globale. Et la vertu, en revanche, doit être caractérisée par l’accomplissement d’actions seulement partielles, afin que la trame qui en résulte soit statique."




  • Umberto Eco, Le Mythe de Superman

EustaciusBingley
5

Créée

le 31 janv. 2022

Critique lue 9 fois

1 commentaire

Critique lue 9 fois

1

D'autres avis sur Scream

Scream
Shawn777
3

"It's insulting" disait Sidney dans le premier film...

Ce cinquième opus de la franchise "Scream", le premier réalisé par quelqu'un d'autre que Wes Craven et ici en l’occurrence Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Oplin, est très mauvais, tout simplement ...

le 13 janv. 2022

32 j'aime

11

Scream
micktaylor78
6

For Wes !

On commence à connaître la chanson, mais de la même manière que l’Histoire en règle générale, celle du cinéma n’est qu’un éternel recommencement. Comme si toutes les histoires avaient été éclusées,...

le 13 janv. 2022

27 j'aime

23

Scream
AMCHI
5

5 sera sa note à défaut d'être dans le titre

Ce 5ème Scream qui n'en porte pas le numéro n'est pas un mauvais film mais il m'a paru faible et ne ne m'a pas enthousiasmé comme les précédents. Si le tout premier demeure le meilleur, Craven a su...

le 19 janv. 2022

25 j'aime

8

Du même critique

Saw X
EustaciusBingley
7

Saw Dix, Redding

Un jour, peut-être, lorsque la poussière sera retombée et que le temps sera venu de faire le bilan du cinéma d’horreur du vingt-et-unième siècle, l’on pourra enfin admettre que Saw, et ses suites,...

le 29 oct. 2023

41 j'aime

10

Pinocchio
EustaciusBingley
5

How much wood would a woodchuck chuck if a woodchuck could chuck wood?

Del Toro n'en finit plus de me frustrer.L'homme est talentueux. C'est un des derniers grands faiseurs d'images du cinéma populaire, et un metteur en scène indiscutablement doué. Mais le fait est que...

le 12 déc. 2022

34 j'aime

7

Retour à Séoul
EustaciusBingley
8

Interdit d'interdire

Retour à Séoul n’est pas un film facile d’accès.Il aurait été facile, sur une thématique assez semblable, de faire quelque chose de consensuel. Mais il est clair que, pour Davy Chou, la forme d’un...

le 26 janv. 2023

20 j'aime

6